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Si la colonisation consiste uniquement dans l’exploitation du sol par les immigrans et au profit de la métropole, certes l’Angleterre est la première puissance colonisatrice du monde ; mais une pareille œuvre est condamnée à disparaître le jour où, la force faisant défaut, les exploités se séparent ou s’insurgent. Toute conquête qui n’aboutit pas à une fusion ou à une substitution absolue ne peut être que temporaire. Le Portugal et l’Espagne, au XVIe et au XVIIe siècle, ont su coloniser ; l’un et l’autre, malgré des cruautés justement flétries par l’histoire, ont porté la civilisation aux populations indigènes dont ils occupaient le territoire ; l’un et l’autre ont laissé en Amérique l’empreinte profonde de leur religion, de leurs mœurs et de leurs lois. Plus douce et plus humaine, plus sympathique aux races vaincues, la France a su se faire aimer d’elles, et l’on retrouve encore parmi les tribus indiennes de l’Amérique septentrionale le souvenir affectueux de notre colonisation. Aujourd’hui, après plus d’un siècle de domination étrangère, malgré un courant d’immigration dans lequel l’Angleterre figure pour 50 pour 100 et la France pour 7 pour 100 seulement, en dépit des intérêts politiques et commerciaux, et d’une administration souvent habile et généreuse, onze cent mille Canadiens, issus de ces quelques milliers de colons abandonnés par nous sur cette terre lointaine, forment une nationalité énergique et vivace. Fidèles aux nobles traditions du passé, ils ont su conserver intactes, au milieu de vicissitudes nombreuses, la religion, la langue et les mœurs que nous leur avons transmises. Le temps, qui efface tout et emporte tout, n’a pu affaiblir dans le Canada français le culte désintéressé que sa population a voué au souvenir de la France[1].

En 1775, le Canada avait refusé de faire cause commune avec les colonies anglaises révoltées. Français d’origine, catholiques, imbus des traditions monarchiques, les Canadiens répugnaient à l’esclavage, au protestantisme et aux idées républicaines de leurs voisins. On le savait aux États-Unis, on ne l’ignorait pas en France. Dans une lettre peu connue, adressée par Lafayette à M. de Vergennes, alors ministre des affaires étrangères, et datée du Havre, le 18 juillet 1779, le compagnon d’armes de Washington propose au gouvernement français une expédition maritime à Halifax, et s’exprime ainsi : « L’idée d’une révolution au Canada paraît charmante à tout bon Français, et si des vues, politiques la condamnaient, vous avouerez, monsieur le comte, que c’est en résistant aux premiers mouvemens du cœur. Les avantages et les inconvéniens de ce projet demandent une grande discussion dans laquelle

  1. Voyez le Canada, par M. Paul de Cazes, attacha à la commission de l’exposition universelle.