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d être sans cesse admiré, célébré comme le type le plus accompli de la politique réaliste au XIXe siècle. C’est du moins la conclusion qu’il est permis de tirer d’un livre fort curieux et même fort étrange, intitulé le Prince de Bismarck et notre temps, qui a fait, paraît-il, quelque sensation à Berlin[1]. L’auteur de ce livre, le docteur Hermann Klee, est un des rédacteurs de la Post, journal qui passe pour recevoir quelquefois des confidences de M. de Bismarck ; au surplus M. Klee a voué au chancelier une admiration sans mélange, sans réserve, qui touche à l’idolâtrie. En prenant la plume, il paraît avoir eu la double intention de servir ce qu’il considère comme la bonne cause et d’être agréable à M. de Bismarck, et on prétend qu’il a été récompensé de ses peines par des assurances de haute satisfaction, auxquelles il n’a pu manquer d’être sensible. Or son livre, plus mystique encore que politique, est une véritable révélation, presque une apocalypse. M. Klee renverse impitoyablement toutes les idées reçues ; il nous fait le portrait d’un prince de Bismarck tout nouveau, dont personne ne soupçonnait l’existence, dont sûrement le prince Gortchakof et le comte Andrassy n’ont jamais entendu parler et que peut-être M. de Bismarck lui-même ne connaissait pas.

Jusqu’ici on avait considéré le chancelier de l’empire germanique comme un homme sans préjugés ; on avait vanté la liberté et le prodigieux dégagement de son esprit ; on expliquait ses succès non-seulement par l’énergie de son caractère, par la trempe peu commune de sa volonté, par la justesse de son coup d’œil et la profondeur de ses desseins, mais aussi par l’intelligence qu’il avait de son siècle et de toutes les idées modernes, dont il se faisait au besoin des auxiliaires et des complices. On s’était imaginé que dans sa politique extérieure il n’avait jamais eu d’autre guide ni d’autre règle que l’intérêt de la grandeur prussienne, que toutes les combinaisons lui étaient bonnes pourvu qu’il y trouvât son avantage, qu’il avait toujours fait preuve d’une certaine indifférence morale dans le choix des moyens, et que dans l’occasion il n’avait pas craint de faire alliance avec la révolution, qu’elle fût représentée par un empereur, par un roi ou par un tribun. Il est des enchanteurs si puissans, si sûrs de leur baguette, si versés dans tous les secrets de la magie, qu’ils peuvent impunément évoquer les esprits infernaux et conclure des pactes avec eux ; toujours certains de s’en faire obéir, quand ils n’ont plus besoin de leurs services, ils les éconduisent sans façons comme on casse aux gages un domestique. Ils

  1. Fürst Bismarck und unsere Zeit, von Dr Hermann Klee, Berlin, 1879, avec cette épigraphe tirée de Schiller : Celui qui voit l’ensemble des choses est toujours en paix avec lui-même.
    Wer den Sinn auf’s Ganze hält gerichtet,
    Dem ist der Streit in seiner Brust geschlichet.