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Les Buveurs de poison, ce sont les buveurs d’absinthe. M. Louis Ulbach a sans doute voulu recommencer et refaire l’Assommoir à sa façon. C’est un poison que l’absinthe, un terrible poison, un poison dont on ne connaissait pas encore tous les effets. Quand les poètes boivent de l’absinthe, ils laissent leur génie au fond du verre. Quand les pères de famille boivent de l’absinthe, ils engendrent des enfans dont la vitalité physique et morale ne parvient pas à déborder. Quand les républicains boivent de l’absinthe, ils deviennent bonapartistes. Mais, pour que l’on sente bien ce qu’il y a dans ce dernier trait de spirituelle malice et d’agréable ironie, c’est ici qu’il faut placer une courte analyse des Buveurs de poison.

Le baron Pierre de Satillieux, né poète, a deux mères, une « maman de province, » la baronne de Satillieux, et une « maman parisienne, » la vicomtesse de Margeride. C’est la seconde qui « a créé l’intelligence, émancipé l’esprit, agrandi le cerveau » de Pierre de Satillieux, Je ne sais pas pourquoi ces deux mères m’ont rappelé tout à coup Thomas Diafoirus et ses complimens immortels. Pierre de Satillieux est un buveur d’absinthe. Vainement Mme de Margeride a-t-elle tenté de lui faire perdre une funeste habitude. Pierre ne l’écoute pas, Pierre badine avec l’absinthe. Mais un jour pourtant, ayant vu de ses yeux M. de Margeride tomber ivre-mort dans le propre salon de Mme de Margeride, il prend le train et va retrouver Mme de Satillieux, sa mère, au château des Fossés. Qui a bu boira, le proverbe le dit. Aussi Pierre de Satillieux recommence-t-il à boire. Entre temps, il devient très amoureux de Mlle Noële, sa cousine ; mais comme Noële, qui est une personne prudente, ne consent à l’épouser que s’il se corrige d’abord, un beau soir qu’il rentre ivre au château, ce baron, cet amant, ce poète, viole brutalement la jeune fille. Est-ce là par hasard ce que M. Ulbach appellerait de la « littérature idéaliste ? » Dégrisé, le baron reprend le train et revient à Paris. Rédacteur en chef d’un grand journal d’opposition, il essaie, par le retentissement de sa polémique et le charme de son style, d’arracher à Noële un mot, un signe de pardon. Noële ne pardonne pas, mais elle le rappelle ; elle est mère, elle est « sacrée par la maternité. » Passons au second volume. Je pense qu’ici je ne ferai pas mal de placer un portrait de Mme de Satillieux. « Elle pouvait se définir d’un mot : elle était Mme de Satillieux. » Mais ce serait trop peu dire. Elle avait donc « dans les yeux,… sur son front pur,… sur sa bouche aux plis arrêtés sans dureté,… dans sa taille souple, dans son buste élargi, dans toute sa personne enfin, cet achèvement de perfection sereine qui précise l’admiration en la tenant à distance de tout hommage frivole, de toute hypocrisie mondaine. La simplicité de la bonté, l’énergie de la franchise,… faisaient flotter autour d’elle une atmosphère limpide imprégnée d’une lumière diffuse, qu’on aspirait sans