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preuves sont toujours à la disposition de la pensée quoiqu’on n’en recommence pas chaque jour l’examen, est-elle un préjugé ? Est-ce, par exemple, un préjugé de croire que tous ceux qui entrent dans une association doivent y entrer volontairement et en sachant à quoi ils s’engagent ? Entre la tradition et la raison, il reste toujours cette différence que la première se transmet par une imitation d’actes extérieurs, de rites, qu’on répète sans en comprendre le sens : pure affaire d’habitude. La raison au contraire, avec les résultats de la science, se transmet par voie d’instruction et de raisonnement, et si tous ne font pas la série des raisonnemens, quelques-uns la font toujours : les savans, en qui la masse met sa confiance, parce qu’ils se contrôlent entre eux, révisent sans cesse les raisonnemens de leurs prédécesseurs ; la liberté de vérifier les titres existe toujours pour tous. Il y a alors dans la masse du peuple inculcation et éducation intellectuelle, non imitation machinale et préjugé. Il n’est donc pas exact de dire que la vérité ait besoin de devenir préjugé pour mouvoir l’homme, et que celui-ci, dès qu’il la comprend et la raisonne, cesse de pouvoir l’aimer et la vouloir. Faut-il que l’humanité redevienne aveugle et ne voie pas son chemin pour se bien conduire ? Que n’applique-t-on alors aux individus comme aux peuples cette subtile apologie de la routine et de l’habitude machinale ? Disons à l’homme : Pourquoi vouloir te diriger d’après la raison ? La nature, plus sage que ta pensée, a mis en toi des organes qui s’approprieront eux-mêmes à leurs besoins ; elle a emmagasiné dans tes membres, par la lente élaboration des siècles, un trésor de forces vives qui feront face aux nécessités du moment ; puisque ta raison même est obligée de se faire instinctive, il est plus court de lui préférer l’instinct.

Un troisième argument des adversaires de Rousseau, pour démontrer que la doctrine du contrat ne peut fonder le droit public, consiste à prétendre que le pacte social présuppose ce qu’on voudrait lui faire établir et aboutit ainsi à un cercle vicieux. « Il part en effet, dit M. Bluntschli, de la liberté et de l’égalité des individus qui contractent ; mais la liberté qu’il suppose, c’est la liberté politique, et celle-ci précisément ne peut exister que dans l’état. » — Non, répondrons-nous, ce que le contrat présuppose, c’est simplement la liberté morale et naturelle, dont la liberté politique n’est que la garantie ultérieure. De même pour l’égalité. « Aucun état ne pourrait naître jamais, dit M. Bluntschli, si les hommes n’étaient qu’égaux, car l’état suppose nécessairement l’inégalité politique, sans laquelle il n’y aurait ni gouvernans ni gouvernés. » Telle est aussi la thèse de M. Renan. On voit de quel côté est le cercle vicieux : c’est du sein même de l’égalité politique que peut et doit