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silence gardé d’un commun accord, parce que tout le monde sent qu’on ne parle pas la même langue. Qu’est-ce donc que la moralité d’une œuvre d’imagination ? est-elle nécessaire ? à quoi est-elle reconnaissante ? ne pourrait-on pas traiter cette question avec simplicité, sans discussion savante, sans recourir à des principes abstrus ? Si en pareille matière il est utile de s’élever quelquefois à la métaphysique, il peut être agréable aussi de ne pas monter si haut. Il faut écarter d’abord tout ce qui encombre inutilement la discussion. Pourquoi parler des œuvres manifestement immorales ? Il est clair qu’on peut abuser de l’art comme de toutes choses, et faire par exemple avec perfection des peintures cyniques, comme a fait le Carrache ; ce sont là des méfaits, des délits communs, des outrages à la pudeur, qui relèvent moins de la critique que de la police. Il est évident aussi que les œuvres d’imagination peuvent être considérées comme morales ou immorales selon les circonstances, le temps, le lieu, ou selon le sexe, l’âge des personnes. La Vénus de Médicis, qui est à sa place dans un musée, ne le serait pas dans une maison d’éducation ; la Phèdre de Racine ne doit pas entrer dans un couvent ; le livre ne convient pas à une femme, tel autre peut être lu trop tôt par un jeune homme. Il y a donc bien des convenances à observer qui ne sont pas seulement des bienséances, mais de prudentes réserves, que nous négligeons ici pour n’envisager l’art que dans sa véritable et virile liberté.


I

On ferait bien de consulter tout d’abord l’histoire, car le conflit entre l’art et la morale a de tout temps existé sous des formes diverses. L’art doit-il se mettre au service de la morale ? L’histoire répond qu’il ne le pourrait pas, quand même il consentirait à renoncer à sa juste indépendance. La morale religieuse ou philosophique est, de sa nature, si jalouse de son droit, si exclusive, si dominatrice, si amie de la discipline, que bientôt elle aurait enchaîné son esclave ou l’aurait même anéanti. Dans l’antique Égypte, elle l’a enfermé durant des siècles en des formes immuables. D’autres doctrines vont plus loin et refusent à l’art même le droit d’exister. La morale de Mahomet le repousse, ne tolérant ni tableaux, ni statues. Des sectes fanatiques chrétiennes ont voulu l’exterminer, en Orient les iconoclastes, en Occident les vaudois, les albigeois, les hussites et même les protestans du XVIe siècle. Voilà des doctrines avec lesquelles l’art ne pourrait pas entrer en composition, auxquelles il ne pourrait pas même offrir son obéissance. La morale philosophique, quoique moins ardente, ne laisse pas de le maltraiter. Héraclite disait qu’Homère devait être chassé