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prédication peut avoir tout d’abord un succès d’un jour par sa nouveauté piquante, elle gâtera à jamais son œuvre. Les grands poètes de tous les âges ont-ils jamais pris ; un autre soin que de mettre dans la bouche de leurs personnages des paroles conformes à leur caractère et à leur situation ? Quand par hasard Euripide se laisse aller sur le théâtre à faire le philosophe, il nous ennuie et nous fatigue ; quand dans ses tragédies « le capucin Voltaire, » comme il se nommait lui-même, se met à prêcher pour son couvent, nous avons de la peine à lui pardonner même son esprit. Ce qui a péri dans leurs œuvres tragiques, ce qui les défigure, c’est le sermon ou la thèse. Tout cela n’est que branches mortes d’un arbre encore florissant. Pour prendre un exemple plus récent, c’est par la thèse et la prédication que la gloire future de G. Sand est exposée à de fâcheux hasards. Ses beaux et nombreux romans d’une langue exquise, d’un naturel si élégant et si svelte, allaient prendre leur volée vers la postérité, mais les lourds messages philosophiques que l’auteur leur à mis sous l’aile risquent fort de les faire tomber en chemin.

Si l’art a été si souvent suspect à la morale, ce n’est point parce qu’il ne prêche pas assez, mais pour une raison plus profonde, que voici. La morale et l’art ont des principes et des usages qui sur un point fort important sont tout à fait contraires. L’art ne vit que de passions, il n’est rien sans elles, et la morale les condamne, les opprime, ou bien se fait un devoir de les dérober aux yeux. Aussi, pour mettre en garde contre les passions dépeintes dans l’épopée ou dans la tragédie, les moralistes anciens et modernes ont composé bien des livres dont le type est celui de Plutarque, intitulé : Comment il faut lire les poètes. D’autre part, la morale se plaît à montrer la perfection des caractères et des mœurs, tandis que l’art ne peut s’en accommoder sous peine de languir. Il y a deux mille ans, Aristote a déjà fait remarquer qu’un héros parfait ne serait pas supportable dans un poème. Essayez donc de mettre sur la scène un philosophe impassible, un Socrate, un Épictète. C’est là précisément le grand argument du pieux Nicole contre les spectacles : « Ce serait, dit-il naïvement, un étrange personnage qu’un religieux modeste et silencieux. » Il ajoute avec non moins de candeur : « Il n’y aurait rien de plus froid qu’un mariage chrétien dégagé de passion de part et d’autre. » On n’a point de peine à le croire. Il faut à l’art non-seulement des passions, mais le plus souvent des passions violentes, car les plus communes n’auraient pas d’intérêt. Un des charmes de l’Iliade est dans les sauvages emportemens d’Achille. L’infirmité des poèmes imités d’Homère tient souvent à la perfection morale du principal héros. On ne reproche rien à l’Enéide que son