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l’humiliation. L’histoire, mieux que le plus moral des poètes épiques, se charge de la catastrophe. Dans les romans aussi bien que dans l’histoire, chez les petits comme chez les grands, les passions amènent leurs péripéties et leur dénoûment fatal. Il suffit de les peindre avec justesse pour qu’elles donnent leur moralité. Mais ici on nous rappellera peut-être certains romans célèbres, René, Werther, dont les tristes héros ont si fort touché les lecteurs que quelques-uns en ont perdu la raison et ont pris des résolutions funestes. Les plus nobles choses, les plus légitimes, peuvent produire de ces malheurs. Tout le monde connaît cet homme, dont par le Horace, qui chaque jour s’asseyait au théâtre, spectateur unique, devant une scène vide, applaudissait des acteurs absens, pleurait sur des héros qu’il croyait voir. La tragédie l’avait rendu fou, accident qui, soit dit en passant, n’est plus à craindre de nos jours. L’histoire de la morale présente de pareils égaremens. Quand Hégésias proclama avec éloquence l’immortalité de l’âme, de nombreux disciples se donnèrent la mort pour aller plutôt au-devant de la félicité promise. Même la plus pure religion peut bouleverser l’esprit, et nos asiles ouverts à la démence nous offrent bien des exemples d’une raison égarée par l’ardeur de la piété. Tout ce qui est beau exalte, tout ce qui est grand accable et peut rompre les fibres d’une âme débile. Ces malheurs exceptionnels ne doivent donc pas faire condamner le roman, à moins qu’on ne veuille imiter ce roi barbare qui, pour avoir vu quelques-uns de ses sujets livrés aux transports du vin, ordonna d’arracher les vignes de son royaume.

Si morale a paru de tout temps l’émotion produite par le beau que des philosophes, parmi lesquels on doit ranger Platon peut-être, mais à coup sûr Jacobi, Wieland et d’autres, ont fondé leur morale sur l’esthétique, pensant que l’homme, épris du beau, ne manquerait pas de s’éprendre du bien, que les vertus paraîtraient plus séduisantes si elles se présentaient à nous comme des grâces ; système charmant, auquel il ne manque qu’une base plus solide, système plus suivi qu’on ne pense, qui a bien des sectateurs inconsciens ; par exemple, ces honnêtes gens sans principes religieux ou philosophiques, qui ne connaissent que ce qu’ils appellent la religion de l’honneur, lesquels repoussent le vice, parce qu’il est sordide et laid, et s’attachent à la vertu, parce qu’elle est de noble figure.

L’art a donc son langage à lui, sa beauté propre, ses ravisse-mens, et n’a pas d’autre devoir que d’être beau et ravissant. Il n’est pas tenu d’être utile et ne songe pas à l’être. Parler ainsi ce n’est point accorder, comme on pourrait croire, un privilège extraordinaire au beau, car ce privilège est aussi celui du bien. Le bien