Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 32.djvu/878

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
III

Jusque dans notre siècle, l’art, tout en étant parfois grondé, plus ou moins molesté par la morale, vivait en paix avec elle ; mais il y a cinquante ans, il se révolta, non sans raison, contre certaines règles littéraires trop étroites et, comme il arrive dans les révolutions les plus légitimes, revendiqua plus qu’il ne lui était dû. Il ne viola pas la morale de parti pris, mais il la brava souvent par pétulance juvénile, par audace ou par vanité. L’opinion publique s’alarma et reste encore inquiète. Chacun sent confusément que le beau et le bien ne doivent pas être contraires et se demande à quoi tient le désaccord. On est en défiance de l’art contemporain, tout en l’admirant. Quand on a lu un roman, on ne sait s’il est convenable de le prêter, de le faire courir dans le cercle de ses amis ; quand on se propose d’aller au théâtre, on hésite à emmener sa famille. L’art, qui devrait être la noble récréation de tout le monde, est devenu le privilège de ceux qui peuvent tout voir et tout entendre. Il est même pour certaines personnes un objet de curiosité presque clandestine ou du moins un plaisir suspect que bien des femmes n’avouent pas toujours et dont elles ne parlent pas volontiers : c’est ici le point vif de la question qui nous occupe. L’art contemporain est-il donc immoral ? comment l’est-il ? Qu’on nous permette ici quelques réflexions très générales, sans allusions bien précises à telle ou telle œuvre, pour rester, comme nous avons fait jusqu’ici, dans les calmes régions de la pure esthétique.

Il faut remarquer tout d’abord ce fait assez étrange, c’est que du moment où l’on eut proclamé l’indépendance absolue de l’art vis-à-vis de la morale, qu’on eut bruyamment agité le drapeau sur lequel flamboyaient ces mots : l’art pour l’art, qu’on eut déclaré surtout qu’il n’était pas tenu de prêcher, de ce moment-là on prêcha plus que jamais. Bien des romans et des œuvres dramatiques éclatantes ne furent que des thèses et, comme pour mieux montrer que l’auteur avait le parti pris de moraliser, furent accompagnés de longues préfaces où était mise en lumière la précieuse vérité dont on était l’apôtre. On mit sur la scène des paradoxes vivans dont la démonstration se composa, faut-il dire de cinq actes ou de cinq points ? Le coup de poignard ou de fusil à la fin mettait à mort un préjugé. Il nous semble pourtant que l’art avait promis de ne penser qu’à lui-même et de ne plus faire de sermon. Prêcher ce qui est contestable et bizarre n’est pas moins prêcher, et on ne voit pas pourquoi au théâtre le sermon serait devenu permis par cela seulement qu’il est fait à rebours.

Ce serait se montrer naïf que de vouloir prouver aux auteurs de