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Aujourd’hui samedi je n’ai garde de manquer l’heure où une température exquise fait oublier les chaleurs passées et celles que l’on aura à subir dans la journée. Le voyage de la veille nous ayant un peu fatigués, nous n’avons fait aucun projet de promenade hors de l’oasis. Nous allons dans la matinée nous asseoir dans le jardin du kaïd et faire une visite aux dames de sa famille.

La famille Ben-Ganah est une des plus nobles et des plus anciennes du Sahara. Dans le bordj ou habitation du kaïd, on peut voir de nombreux trophées pris jadis sur Abdel-Kader. Cette famille nous a donné, dans les circonstances les plus critiques, des preuves de dévoûment absolu et d’abnégation sans exemple. Les Ben-Ganah, au moment où le choléra enlevait le cinquième de la population du cercle de Biskra, ont offert au gouvernement de garder le cercle sous leur propre responsabilité et ont ainsi permis à la garnison et aux Européens d’évacuer le pays. Plus tard, pendant l’insurrection de 1870, qui fut si grave et si étendue, le cercle de Biskra resta fidèle à la France, grâce à l’attitude décidée du kaïd. Son second fils accompagna à cette époque les colonnes du général de La Croix, et fit partie en 1872 de l’expédition du général de Galliffet, qui étendit notre autorité jusqu’à l’oasis d’El-Goleah. Des Français qui ont passé trente ans à Constantine et qui ont toute raison d’être bien informés de ce qui se passe dans la province m’ont donné ces détails et m’ont fait le récit des agitations et des péripéties de ces existences de fonctionnaires indigènes. Quelque fidèles qu’ils soient, trop souvent ils sont en butte à des dénonciations de la part de rivaux ou d’ennemis, dénonciations qui sont toujours écoutées avec complaisance par les autorités françaises. Il est rare qu’on se donne la peine de contrôler suffisamment les faits. On fait subir mille vexations à des hommes fiers, qui demanderaient plutôt à être ménagés, parce qu’ils ont à un très haut degré le sentiment du juste et de l’injuste. Lorsqu’on 1871 la garnison de Tougourt, composée de tirailleurs indigènes, fut massacrée par un ambitieux sorti du rang du peuple et par ceux qu’il avait réunis autour de lui, ce fut encore un Ben-Ganah, Si-Bou-Lakhras, le grand chef des nomades et le frère du kaïd de Biskra, qui, rassemblant à la hâte ses cavaliers, vint chasser l’usurpateur et sauver de la mort le reste de la garnison et les quelques Français prisonniers.

Les Ben-Ganah sont comptés parmi les derniers indigènes qui possèdent encore un haras remarquable. Les plus beaux chevaux fournis à la remonte sortent, en général, de chez eux. Bien n’est plus élégant et plus gracieux qu’un beau cheval arabe ; il a dans la manière de porter sa petite tête et dans l’expression de son bel œil quelque chose de la noblesse et de la fierté des habitans du