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qui s’y était rendu était attiré non-seulement par la curiosité de voir et d’entendre un des hommes les plus distingués, les plus remarquables, les plus justement renommés d’aujourd’hui, mais par le désir d’assister à un événement, et en effet c’était un événement que l’auteur de la Vie de Jésus venant siéger parmi les quarante. On avait déclaré pendant longtemps que cela était impossible, que jamais cela ne se ferait, ni ne se verrait, qu’on ne pouvait rêver pareille aventure sans supposer une révolution inouïe dans les esprits, un concours étrange de circonstances, une conjonction d’étoiles que rien ne faisait prévoir. — M. Renan, disaient les prophètes, est à la fois un savant, un penseur, un artiste et un écrivain ; il joint à l’érudition la plus solide et la plus variée l’originalité et l’abondance de la pensée, une merveilleuse souplesse d’esprit, la clarté lumineuse de l’expression, la grâce et la chaleur du style, une finesse d’analyse qui ne nuit jamais à la largeur de la touche. Malheureusement cet écrivain exquis et châtié s’est enrôlé parmi les audacieux, les mécréans et les guerroyans ; il n’a pas craint de s’attaquer aux idées reçues, à la foi traditionnelle, il a brûlé ce qu’il avait adoré, et ses hérésies ont froissé, contristé, révolté beaucoup de croyans, qui le considèrent comme l’ennemi de Dieu et des autels, comme un esprit égaré et dangereux ; il en est même quelques-uns qui, prenant les injures pour des raisons, le rangent parmi « les malfaiteurs de l’intelligence. » L’Académie serait à jamais compromise, si elle l’admettait dans son sein, et le premier devoir d’une académie est de ne jamais se compromettre. — Les pensées des hommes sont courtes, et les devins sont sujets à caution. Il n’y a qu’à laisser faire le temps, il arrange les procès et dérange les prophètes. Ce qui passait pour impossible est arrivé, M. Renan a pris place parmi les quarante ; nous l’en félicitons, il faut en féliciter aussi l’Académie. Il est des scandales dont il est permis de xe réjouir et dont on peut dire : Félix culpa. Tant pis pour qui se scandalise ; comme le disait Mme de Sévigné, « la piqûre n’est pas dans l’épine. »

M. Renan avait à traiter dans son discours de réception un beau sujet, vraiment digne de lui, qui cependant ne laissait pas de présenter quelques difficultés, non qu’il soit difficile de louer Claude Bernard, on n’a pas à craindre de le louer trop ; mais c’était une entreprise malaisée que de rendre compte dans un langage académique des expériences, des découvertes et des théories de l’un des princes de la science. Le public qui était venu chercher à l’Institut de la littérature et du plaisir eût éprouvé quelque mécompte si on l’avait entretenu pendant une heure de la glycogénie animale, du déterminisme physiologique, de l’innervation vaso-motrice ou de l’évolution du protoplasme. M. Renan s’est acquitté de sa tâche à la satisfaction générale : il a su concilier l’agrément avec le respect de son sujet et de la grande et austère