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pas les malfaiteurs. A d’imprudens étrangers qui en pareille circonstance avaient bruyamment commencé des poursuites et subventionné d’abord avec largesse le zèle de la police, il est arrivé parfois de se désister à force d’ennuis, et même d’acheter à prix d’argent la suspension des poursuites qu’ils avaient chèrement payées au début[1]. Si sous un pareil régime il n’y avait pas plus de criminels de toute sorte, en fallait faire honneur au sentiment moral du peuple russe, à ses croyances religieuses et peut-être aussi dans les campagnes, à la rude discipline du servage dans les villes aux associations ou arteles d’artisans, qui répondent de leurs membres[2].

Avec la méthode d’investigation employée par la police russe on devine les lenteurs de l’instruction et l’incertitude des jugemens. La justice avait jadis en Russie, comme dans toute l’Europe, un mode d’information rapide, si ce n’est toujours sûr : c’était la question la torture. Ce procédé de nos anciens tribunaux, qui existait déjà sous les vieux tsars, avait à l’imitation de l’Occident été perfectionné sous le règne d’Alexis Mikhaïlovitch, père de Pierre le Grand. Catherine II avait beaucoup réduit l’emploi de la question, Alexandre Ier en avait légalement aboli l’usage. Ce souverain philanthrope disait que le mot même de torture devait être effacé de la langue russe. Si la question disparut de la législation, elle ne disparut pas aussi vite du pays.

Grâce au régime des prisons et à l’usage des verges et des châtimens corporels, grâce à l’arbitraire de la police et à défaut de contrôle, grâce enfin à l’éloignement du pouvoir central et à l’absence de toute publicité, la question a pu, sous des formes plus ou moins déguisées, subsister çà et là dans les province écartées jusque sous le règne de Nicolas et peut-être parois même jusque sous le règne d’Alexandre II. En 1875, plus de dix ans après la réforme judiciaire, dans une région, il est vrai, où cette réforme n’avait pas encore été introduite, dans une petite localité des provinces baltiques, on a vu un juge du nom de Kummel convaincu d’avoir employé vis-à-vis d’un prévenu différens moyens de torture tels que les poucettes et les verges, la faim et la soif, si bien que le prévenu en était mort. On a dit croyons-nous, que ce magistrat était atteint d’aliénation mentale, mais des faits identiques

  1. La police n’était pas uniquement chargée de l’instruction des affaires criminelles, mais aussi de la répression de la plupart des petits délits, qui aujourd’hui sont de la compétence des juges de paix.
  2. Jusqu’à ces derniers temps, la vie était du reste fort peu sûre dans les campagnes où l’émancipation des serfs avait supprimé, sans la remplacer, la police domaniale. Pour remédier à ce triste état de choses, le gouvernement a dû dans l’année 1878 créer à l’imitation de notre gendarmerie une nouvelle police rurale à cheval dont le besoin se faisait singulièrement sentir.