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étaient venus à la lumière sous l’empereur Nicolas, et, quelque isolés qu’ils soient, de pareils traits jettent un jour sinistre sur le pays où ils peuvent se produire[1].

En fait, la question ne pouvait pratiquement être abrogée qu’avec la suppression des peines corporelles, et surtout avec la publicité de la justice et la diffusion de la presse. A la torture physique s’ajoutait du reste une sorte de torture morale. La loi, préoccupée avant tout d’arracher à l’inculpé un aveu, prescrivait d’envoyer aux prévenus un prêtre chargé de les exhorter, au nom de la religion et de leur salut, à confesser leur crime. Abandonnés aux mains d’une police rapace, sans conseils et sans défense, soumis à une procédure inquisitoriale et secrète, sans être confrontés avec les témoins qui les accusaient, sans même avoir le droit de se faire montrer les charges écrites et les pièces produites contre eux, les inculpés en butte à l’hostilité de la police, c’est-à-dire tous ceux qui n’avaient pour eux ni l’appui d’un protecteur influent ni le secours d’une bourse bien garnie, succombaient inévitablement dans une lutte inégale. Toutes les minutieuses précautions imaginées par le législateur pour éviter la condamnation d’un innocent demeuraient vaines. L’instruction était menée de telle sorte qu’aux yeux des hommes les plus compétens les preuves en apparence les plus concluantes, les aveux les plus catégoriques de l’accusé ne prouvaient rien[2].

Pour corriger un ordre de choses aussi intolérable, la Russie n’avait qu’à regarder ce qui se passait à l’étranger. Le réformateur n’avait guère d’autre embarras que celui du choix. Ici comme pour la composition des tribunaux, comme pour la procédure civile, c’est surtout en France que la Russie semble avoir pris son modèle, et sur ce point elle eût peut-être mieux fait de moins nous imiter. Notre code d’instruction criminelle, qui permet encore de séquestrer le prévenu et de le mettre au secret, qui livre l’accusé. sans conseil à l’interrogatoire malveillant d’un juge d’instruction trop disposée flairer partout un crime, notre code d’instruction criminelle se ressent encore de l’ancienne procédure inquisitoriale, et loin d’y voir un modèle pour autrui, la France, on le sait, songe à le soumettre à une révision.

En Russie, la réforme opérée n’en constitue pas moins un progrès immense sur le passé. Comme en tout pays civilisé, le prévenu dut être estimé innocent et traité comme tel, tant qu’il n’était

  1. Un procès jugé à Kazan, cette année même, a montré que jusque dans le centre de l’empire les agens de police avaient parfois recours à de semblables argumens, et dans ces derniers temps les agens du pouvoir ont même été accusés d’employer de pareils moyens pour arracher des révélations à des prisonniers politiques.
  2. Voyez, par exemple, Nicolas Tourguenef, la Russie. et les Russes, t. II, chap. III.