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considérées comme telles, elle ne prétend ni condamner les gens, ni leur infliger un châtiment; elle se contente de les éloigner temporairement ou de les garder à vue, de leur interdire ou de leur imposer telle ou telle résidence, de les confiner pour le bien de tous dans des villes écartées ou des provinces reculées. Là, il est vrai, les suspects de la haute police peuvent dans leur exil rencontrer des criminels régulièrement condamnés par les tribunaux et parfois moins sévèrement traités qu’eux-mêmes.

En temps ordinaire, l’épée de Damoclès suspendue sur la tête de tout Russe ne frappe que les agitateurs des deux sexes, les malheureux jeunes gens égarés par la propagande révolutionnaire. Le corps des gendarmes n’a point à intervenir dans la justice et ne s’en mêle point, si bien que les gens paisibles et bien intentionnés peuvent continuer à voir en eux les plus sûrs défenseurs de la légalité. Si la IIIe section tournait parfois son attention et ses rigueurs sur des hommes qui n’avaient rien du conspirateur ou du révolutionnaire, parfois même sur les hommes les plus considérables et les plus influens, c’était toujours que ces personnages s’occupaient de politique et qu’ils se permettaient de juger les affaires du dedans ou du dehors d’une manière qui provoquait le mécontentement ou la mauvaise humeur des autorités du jour[1].

Aux yeux du pouvoir, le principal avantage de la IIIe section, c’est la promptitude de ses actes et le secret qui les couvre. On oublie que les formalités légales et la publicité sont souvent non moins utiles à la justice et au gouvernement qu’au public ou à l’accusé, que seules elles peuvent mettre à l’abri de certaines méprises et de certaines calomnies. Dans sa promptitude à saisir les coupables et à déjouer les complots, la haute police est fréquemment exposée à mêler des innocens aux coupables, et le mystère qui recouvre tous ses procédés permet aux Russes comme aux étrangers de lui attribuer des arrestations arbitraires et imméritées, des déportations en masse, des injustices et des violences qui n’ont parfois jamais eu lieu, mais qui augmentent le sinistre renom de la IIIe section et enveniment les haines dont elle est l’objet. Comme les fautes des hommes sur lesquels s’appesantit sa main ne sont connues que d’elle, ses victimes peuvent aisément usurper les sympathies publiques, et ses arrêts, n’étant soumis à aucune discussion, restent livrés à toutes les contestations.

Par malheur cette institution anormale, qui résumait le règne de Nicolas, a sous Alexandre II puisé une vigueur nouvelle dans les

  1. Il y a quelques mois, par exemple, un des hommes les plus populaires de la Russie, M. Aksakof, président de la Société slave de Moscou, a été durant quelques semaines exilé dans ses terres, pour avoir dans un discours public blâmé le gouvernement de s’être résigné à l’acceptation du traité de Berlin.