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et transformer nos tribunaux en agences de propagande révolutionnaire[1] ? » Pour un gouvernement comme celui de la Russie, c’était difficile en effet ; plus d’un autre en pareil cas se fût trouvé embarrassé. Le gouvernement impérial a du reste montré à cet égard plus de délicatesse et de scrupules qu’on n’en eût peut-être attendu de lui et que n’en ont fait voir en pareille circonstance ses voisins d’Allemagne. Il lui répugnait manifestement de se démentir lui-même, de supprimer à si courte échéance des franchises ou des garanties qu’il avait accordées de bonne foi. Quoi qu’on en dise souvent, les réformes ont en Russie été faites avec un parfait esprit de sincérité, avec une confiance dans la société qui n’a pas toujours été récompensée, et, quand on s’est cru obligé de revenir sur ces réformes, il semblait que ce fût à contre-cœur, timidement, subrepticement, honteusement, comme si l’on craignait de laisser apercevoir la contradiction. À Saint-Pétersbourg, on n’a jusqu’aux derniers attentats rien eu de ce courage cynique, de cette brusquerie impérieuse et, pour tout dire, de cette crânerie insolente avec laquelle un gouvernement impérial voisin défait ce qu’il a fait, nie ce qu’il affirmait et reprend à ses sujets les droits qu’il leur a solennellement reconnus.

C’est ainsi qu’au lieu d’abolir législativement la publicité pour certaines affaires criminelles, on a cherché en Russie à la restreindre ou à l’éluder au moyen de subterfuges. On s’est d’abord attaqué à la presse, lui faisant interdire officieusement, comme dans le procès de Netchaief, de reproduire les débats de l’audience ; et n’en laissant connaître au public que ce qu’en imprimait le journal officiel. Puis, à propos d’un autre procès du même genre, on a fait un pas de plus, on a tenté de restreindre la publicité même de l’audience en se servant dans les grands procès politiques de salles trop petites pour donner accès à beaucoup de spectateurs. Tout en étant maintenue en droit, la publicité devenait ainsi illusoire en fait. Pour cela, on profitait habilement du grand nombre des accusés réunis par l’accusation. Cette manière d’agir a donné lieu à un incident caractéristique dans un procès jugé à Saint-Pétersbourg en 1877. Les avocats, usant largement des droits de la défense, se

  1. A en juger par les comptes rendus, il est certain que la plupart des prévenus politiques cherchent moins à se défendre qu’à proclamer et justifier leurs théories. J’ai par exemple sous les yeux une petite brochure russe intitulée : les Femmes du procès des socialistes de Moscou : infanticide commis par le gouvernement russe (Genève, 1877). Cette brochure donne, en termes plus ou moins authentiques, le discours prononcé devant ses juges par l’une des accusées, Sophie Bardine, jeune fille alors âgée de vingt-quatre ans. Au lieu d’une défense personnelle, ce curieux plaidoyer n’est qu’une apologie des principes des accusés, et par le ton à la fois doctrinal, ironique et enthousiaste cette apologie révolutionnaire, rappelle certains des discours mis dans la bouche des confesseurs du christianisme en présence des juges païens.