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à la grande joie des ennemis de l’ordre, qui la colportent par les villes et les campagnes.

C’était un nouveau sujet de railleries que les chevaliers fussent ignorans, et considérassent l’ignorance comme une condition de salut. Ils n’avaient jamais été fort instruits, et il paraît que plus d’un entrait dans l’ordre sans savoir même son Pater ni son Credo, car la règle donne six mois pour apprendre l’indispensable prière et le symbole de la foi. Plus tard la règle permit au frère entré dans l’ordre avec quelque instruction d’entretenir ses connaissances, mais elle voulut que l’ignorant demeurât ignorant, sans doute afin d’éviter que le chevalier devenu savant ne déposât l’épée pour se faire prêtre. Encore moins veut-elle qu’il devienne philosophe ; un comte de Nassau est condamné, après procédure secrète, à la prison perpétuelle, parce qu’il « doute. » La Prusse, qui n’avait que très peu de monastères, et très pauvres, ne possédait point ces écoles monastiques ou épiscopales qui, en se transformant, sont devenues les écoles modernes ; du moins le bourgeois s’instruisait dans les villes ; il visitait les universités étrangères ; il savait que partout s’annonçait le grand mouvement intellectuel de la renaissance et que l’Allemagne en était enorgueillie ; avec cette vanité que donne la première initiation à la science, il méprisait ces chevaliers ignorans, et se croyait déshonoré d’être commandé par tel grand maître, qui ne savait ni lire ni écrire.

Il n’y avait point de remède aux maux dont se plaignaient les sujets des teutoniques, parce que ces maux étaient constitutionnels. C’est la règle qui défend à l’ordre de se faire prussien. C’est elle qui lui interdit d’associer au gouvernement les bourgeois et les feudataires, car elle ne veut pas que les frères délibèrent avec les laïques. C’est elle qui sauvegarde et perpétue l’ignorance. Elle va livrer l’ordre enchaîné, incapable de se mouvoir et de s’affranchir, aux périls du XVe siècle où les grandes puissances du moyen âge achèvent leur décadence. Les services rendus sont oubliés, comme toujours, et il ne sert point de déclamer contre cette ingratitude, car les peuples ne peuvent être reconnaissans contre leur intérêt : leur affaire, c’est de vivre, et il faut qu’ils éliminent ce qui fait obstacle à la vie. Jadis la forteresse teutonique était une protection et un asile : au XVe siècle, elle n’est plus pour les colons qu’un lieu de délices et de débauches, et les bourgeois de Danzig appellent lupanar le château de l’ordre. Jadis, au temps des grands périls, l’arrivée des manteaux blancs à croix rouge était le signe certain de la délivrance prochaine ; maintenant que l’ennemi n’est plus à redouter, et qu’on a pris l’offensive contre les voisins, le chevalier n’est plus qu’un personnage inutile, qu’il faut nourrir et dont la nourriture coûte