Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 33.djvu/456

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cher ; l’on chante en Prusse : « S’habiller, se déshabiller, manger, boire, dormir, voilà tout le travail des seigneurs teutoniques ! »

Réduit à l’état de caste dans son propre pays, l’ordre est un étranger dans la chrétienté. Pour expliquer sa chute, il faut, au risque de se répéter, rappeler encore ce que sont devenus le pape et l’empereur qui, au XIIIe siècle, ont commandé et béni la conquête. Le schisme est dans l’empire et dans l’église, et il y a au début du XVe siècle deux papes et trois empereurs. Les papes rivaux s’anathématisent et s’excommunient, à la grande joie des païens. « Il paraît, dit-on en Lithuanie, que les chrétiens ont à présent deux dieux : si l’un ne leur pardonne leurs péchés, ils peuvent s’adresser à l’autre. » Émus de ce spectacle, les chefs de la chrétienté eux-mêmes réclament la réforme de l’église dans son chef et dans ses membres ; mais quel trouble dans l’esprit des plus humbles ! Ils attribuent aux péchés des riches et des grands ces désordres et les calamités publiques, comme cette peste noire qui a décimé l’Europe et rempli de cadavres les rues des villes, où retentit le cri du Kyrie eleison. Seigneur, ayez pitié de nous ! Le XVe siècle, autant que le XVIIIe, a vu la décadence du respect. Dans une ville d’Allemagne, les filles de joie députent au conseil pour se plaindre que les filles des conseillers leur fassent par leurs débauches concurrence dans leur industrie. Les paysans et les gens des communes ne redoutent plus les chevaliers qu’ils ont vaincus. Les Flamands ont suspendu dans l’église de Courtrai huit mille éperons dorés de chevaliers français. Les paysans suisses, après avoir battu les chevaliers autrichiens, ont chanté : « Nous leur avons donné le fouet, ça leur a fait bien mal. » Le paysan prussien lui-même est enclin à la révolte, puisque l’ordre est obligé de défendre les rassemblemens armés. L’esprit du temps, qui avait porté jadis les teutoniques, s’était donc retiré d’eux, et, par un singulier retour de fortune, l’ordre se trouvait au XVe siècle dans le même état qu’au XIIIe les Prussiens exterminés par lui : il représentait une civilisation disparue ; au milieu d’un monde transformé, il était un monument du passé, une ruine que le premier accident devait abattre.


II.

Cependant l’ordre teutonique avait gardé jusqu’à la fin du XIVe siècle une raison d’être : la guerre contre la Lithuanie païenne durait toujours. Il en faut parler parce que l’histoire de cette guerre est un curieux chapitre de l’histoire de la civilisation au XVe siècle, mais aussi parce qu’on y voit la fausseté de l’institution teutonique, réduite à exploiter, pour maintenir son crédit dans le monde, la