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de la royauté prussienne. Seuls, les deux premiers rois ont été des bienfaiteurs pour la province : c’est qu’avec le troisième la Prusse, devenue grande puissance européenne, a quitté l’étroit théâtre où elle avait vécu, pour s’engager fièrement et glorieusement dans l’arène de la politique européenne. Cet état, produit de la lutte des Allemands contre les Slaves, a employé à consommer sa rapide fortune les forces acquises dans cette lutte et devenues en quelque sorte permanentes, grâce aux institutions qu’il s’était données pour ce combat séculaire. La Prusse a fait comme l’Autriche au XVIe siècle. L’Autriche aussi a commencé par être une marche ; elle a défendu la frontière allemande contre les Slaves et les Hongrois, comme ont fait les margraves et les grands maîtres contre les Slaves et les Lithuaniens; comme eux, elle a reculé cette frontière. Arrivés avant les margraves de Brandebourg à la grande fortune politique, les margraves d’Autriche, devenus empereurs allemands, sont sortis des limites où ils étaient enfermés, pour gouverner l’Allemagne et le monde, du haut de leur Babel bâtie par des peuples qui parlent toutes les langues. Ils y ont usé leurs forces, perdu leur domination sur l’Allemagne et sur le monde, et c’est pour l’historien un curieux spectacle que de les voir aujourd’hui revenus à ce rôle primitif de défenseurs des intérêts germaniques dans la vallée du Danube. C’est la toute-puissante Prusse qui les y a ramenés, elle qui, depuis le jour où ses rois sont apparus sur la grande scène politique, a détourné ses regards de l’Orient pour les porter vers la vallée du Rhin où se jouent les grands drames. Depuis la fin du siècle dernier, les successeurs des margraves du nord sont devenus des margraves de l’ouest; le principal ennemi a été non plus le Slave, mais nous. Nul ne peut dire assurément que la Prusse soit réservée au même sort que l’Autriche. Sa constitution est plus simple et plus forte que n’a jamais été celle de sa rivale, et les temps sont très éloignés sans doute où le regret lui viendra d’avoir déserté le terrain sur lequel elle a grandi d’une lente et sûre croissance; mais quand on remonte, comme nous venons de le faire, si loin dans le passé, on a le droit de regarder au-dessus des circonstances présentes, loin dans l’avenir, et cette consultation du passé permet de conjecturer qu’un jour il deviendra difficile aux successeurs des margraves et des grands maîtres de régir l’Allemagne et en même temps de monter efficacement la garde à la fois sur la Moselle et sur le Niémen.


ERNEST LAVISSE.