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l’on reste surpris de voir qu’elle ait pu être conçue, même par les hommes de l’Hôtel de Ville. Rochefort y poussa, au vif étonnement de tous ceux qui lui croyaient de l’esprit.

La prise du fort d’Issy sonnait l’avant-quart de l’heure suprême. La commune en perd la tête ; ne pouvant atteindre les hommes, elle s’en prend aux choses ; aujourd’hui l’hôtel de la place Saint-George, demain la colonne de la grande armée, après-demain la chapelle expiatoire que l’on n’aura pas le temps de détruire. Je l’ai déjà dit, c’est le moment du grand effarement ; à toute minute, on s’attendait à voir paraître les pantalons rouges ; si après l’occupation du fort d’Issy l’armée française avait pu forcer l’enceinte, tout ce mauvais monde se serait éparpillé et enfui comme une volée de corbeaux. On lui laissa le loisir de se remettre, de préparer les élémens de la dernière lutte, et Paris fut près de périr. La terreur fut très intense. Je me souviens que le 11 mai, dans la soirée, je passais au point d’intersection du boulevard des Batignolles et du boulevard de Courcelles ; tout était silencieux, désert et comme abandonné. Deux officiers fédérés, deux commandans arrêtés à causer à quelques pas de moi, se quittèrent lorsque je passai près d’eux. — Au revoir, dit l’un. — Ah ! ouiche ! répondit l’autre, au revoir au Père-Lachaise ! — Ou à Cayenne, répliqua le premier. — Celui-ci fit route près de moi, il grommelait : « Chien de métier, j’aimerais mieux être crevé ; on ne sait à qui obéir, ils sont plus bêtes les uns que les autres ! » Se parlait-il à lui-même, me par lait-il, je n’en sais rien. Je me hasardai à lui dire : « Si le métier vous paraît si dur, pourquoi ne le quittez-vous pas ? » Il lâcha un gros juron et répondit : « Eh ! quand on s’est mis dans le pétrin, il faut savoir y rester, sous peine de passer pour un… poltron. Vous avez de la chance, vous, de ne pas être dans la bagarre ; c’est égal, quand les Versaillais seront dans Paris, il y aura des pruneaux pour bien du monde. »

« Quand les Versaillais seront dans Paris, » cela se répétait partout. Sauf la basse populace des fédérés, sans jugement comme sans prévision, chacun savait qu’ils étaient aux portes et qu’ils allaient bientôt les franchir. C’est alors, je l’ai déjà raconté, que tous les personnages importans de la révolte prirent leurs précautions afin de pouvoir s’esquiver en temps opportun. Tous, non, il y eut des exceptions ; j’en sais une que je dois citer. Le 14 ou le 15 mai, Vermorel, à la fois surexcité et découragé, reçut la visite d’un journaliste absolument conservateur, auquel il avait, je crois, jadis rendu service. Le journaliste, mû de pitié pour ce pauvre être maladif, lui apportait un passeport dont le signalement libellé avec soin correspondait au sien. C’était pour Vermorel le salut et la sécurité ; mais il refusa avec une fermeté invincible. Son ami