Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 33.djvu/641

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’en aucun lieu de la terre sous la loi de la force et de la brutalité. Je n’en citerai qu’un seul exemple, et c’est au célèbre fabliau du Vilain Mire que je l’emprunterai. La comédie de Molière, — le Médecin malgré lui, — a immortalisé le sujet. Comme Sganarelle bat Martine, le vilain du fabliau bat sa femme, qui se venge comme Martine. Mais savez-vous pourquoi le vilain bat sa femme ? Ce n’est pas qu’elle le trompe, ce n’est pas qu’il soit ivre, c’est qu’il a peur qu’elle le trompe. Et chaque jour que Dieu fait, il la roue de coups pour qu’elle passe à pleurer le temps qu’il va passer aux champs. En sortant de table, quand il s’est largement repu :

De la paume qu’ot grant et lée
Fiert si sa fame lez la face
Que des doiz y parut la trace.


Peut-être ne l’a-t-on pas assez remarqué. En effet, dans les fabliaux du moyen âge la femme est fertile en ruses et les maris trompés abondent ; mais il ne faut pas s’arrêter à la surface. On ne fait pas attention qu’amans ou maris ne traitent la femme que comme une créature inférieure, ou plutôt comme un instrument de plaisir, et pour un bon tour qu’elle leur joue, qu’il n’est d’ailleurs propos insultans et grossières injures dont ils ne débordent contre elle. Il semble qu’on ne lui connaisse aucune vertu, qu’elle ne soit capable que du mal, et que paillardise et perfidie soient son tout. Ni la mère, ni la sœur, ni l’épouse, n’ont de place dans cette sorte d’épopée populacière. Une telle conception de la femme est, si je puis dire, le déshonneur d’une littérature, et je comprends sans peine l’indignation qu’éprouvent à la lecture des fabliaux tous ceux qui ne voudraient retrouver dans cette littérature du moyen âge que les productions de la « muse chrétienne. »

En effet, à côté de ce double courant germanique et gaulois, l’un qui porte l’épopée, l’autre le fabliau, il faut signaler « ce flot plus pur qui jaillit du pied de la croix » : l’expression est de Michelet. Malheureusement la littérature n’y a puisé que bien peu de chose, et tandis que partout ailleurs, dans les sommes de la scolastique aussi bien que dans les chefs-d’œuvre de l’architecture on reconnaît l’influence de l’église, c’est ici précisément qu’on a beau faire, on ne réussit pas à la retrouver.

Il y a déjà de cela quarante ans, Montalembert, dans l’introduction de sa Sainte Elisabeth, conseillait aux catholiques d’aller « chercher quelques-unes des plus charmantes productions de la muse chrétienne » dans les chansonniers du XIIe et du XIIIe siècle. J’aime à croire qu’il n’avait alors des chansons et jeux partis de ce temps-là qu’une connaissance un peu superficielle. On ne voit pas très