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que de le croire : c’est une criante injustice que de le répéter. Ni le xvie ni le xviie siècle n’ont approfondi l’histoire de cette littérature qui les précéda : cependant ils la connaissaient plus et mieux qu’on ne croit d’ordinaire. Je n’ai pas ouï dire que le président Fauchet fût un élève de Jacob Grimm, ni que le comte de Caylus sortît de l’École des chartes. Ni le siècle des Du Cange, dans l’érudition laïque, des Mabillon et des Montfaucon, dans les couvens bénédictins ; ni le siècle des La Curne de Sainte-Palaye, des dom Rivet et des dom Bouquet n’ont vécu dans cette ignorance des siècles qui les avaient précédés. Tous ces grands travaux dont l’érudition contemporaine s’honore, à juste titre, toutes ces grandes collections que l’Académie des inscriptions poursuit avec autant de patience que de zèle, c’est le xviie, c’est le xviiie siècle qui les ont commencées, ou celles mêmes qu’il ne leur a pas été donné de commencer, ils les ont au moins ébauchées. Un érudit, dont le nom seul fait autorité, n’écrivait-il pas en 1867 « que depuis vingt-cinq ans l’histoire du moyen âge avait été étudiée en France, d’après les documens authentiques, avec une ardeur et un succès qui rappelaient les plus belles époques du xviie et du xviiie siècle[1] ? » Telle est bien la vérité vraie. La tâche n’a guère consisté pour nous qu’à remplir des programmes et des cadres. Si donc le xviiie et le xviie siècle n’ont pas fait plus qu’ils n’ont fait pour cette littérature du moyen âge, c’est qu’ils ont estimé qu’il n’y avait pas plus à faire. Tout changement n’est pas un progrès. Nous ne voyons pas cette littérature du même œil que la voyaient nos pères ; est-ce à dire que nous la voyions mieux ? Nous l’admirons, eux la jugeaient. Et parce qu’ils la jugeaient, ils savaient précisément y reconnaître et y reprendre leur bien. Qu’y a-t-il dans les fabliaux que nous ne retrouvions dans Rabelais, dans La Fontaine et dans Molière ? quelle bonne humeur d’invention ? quelle gaîté communicative ? quelle abondance de verve ? ou quelle puissance de satire ? mais tout cela, chez ces grands hommes, véritablement transformé par la profondeur de l’observation, plié aux règles de la composition, soumis enfin aux lois du style. Il s’est fait comme un triage de ces imaginations tantôt, mais rarement heureuses, plus souvent burlesques, ou honteuses, de la satire au moyen âge. Les imitations étrangères, l’imitation italienne surtout, ont passé comme au crible cette première moisson du génie français. La paille s’est envolée, le grain est resté. Quand vous voudrez savoir ce qu’il y eut de littéraire dans cette littérature du moyen âge, ne prenez donc ni le temps ni la peine d’en apprendre la langue, ouvrez Rabelais, lisez La Fontaine et relisez Molière.

  1. Léopold Delisle. Rapport sur les études relatives au moyen âge, 1867.