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et entendu. A Paris, à Saint-Cloud, à la Malmaison, elle avait pris depuis douze ans l’habitude de tracer des éphémérides où, mêlés avec les événemens, les mouvemens du caractère et de l’esprit tenaient la plus grande place. Ce journal avait la forme d’une correspondance intime. C’était une série de lettres écrites de la cour à une amie à laquelle on ne cachait rien. L’auteur sentait tout le prix de cet ouvrage, ou plutôt ces lettres fictives lui rappelaient sa vie tout entière, ses plus chers et ses plus douloureux souvenirs. Comment risquer, pour ce qui pouvait ne paraître qu’un amour-propre littéraire ou sentimental, le repos, la liberté, la vie même de tous les siens ? Personne ne connaissait l’existence de cet écrit, sauf son mari et Mme Chéron, femme du préfet de ce nom, très ancienne et fidèle amie. Elle songea à celle-ci, qui déjà avait gardé ce dangereux manuscrit, et courut la chercher. Malheureusement Mme Chéron était absente, et ne devait de longtemps rentrer. Que faire ? Ma grand’mère rentra toute émue et, sans réflexion ni délai, jeta dans le feu tous ses cahiers. Mon père entra dans la chambre tandis qu’elle brûlait les dernières feuilles avec quelque lenteur afin que la flamme ne fût pas trop vive. Il avait alors dix-sept ans, et m’a souvent raconté cette scène, dont le souvenir lui était très pénible. Il crut d’abord que ce n’était là qu’une copie des Mémoires qu’il n’avait point lus, et que l’original précieux restait caché quelque part. Il lança lui-même le dernier cahier dans les flammes sans y attacher une grande importance : « Peu de gestes, me disait-il, quand j’ai su la vérité, ont laissé de plus cruels regrets dans une âme. »

Ces regrets dès le premier moment furent si vifs chez l’auteur et chez son fils, car ils comprirent immédiatement que ce sacrifice cruel était inutile, que durant des années ils n’en purent parler même entre eux, ni surtout à mon grand-père. Celui-ci prit très philosophiquement son exil, qui ne lui interdisait pas le séjour de la France, mais seulement Paris et les environs. Il décida que tous iraient passer l’orage en Languedoc. Il avait là une terre rachetée par lui aux héritiers de M. de Bastard, aïeul de sa femme, et dont l’administration était depuis longtemps négligée. Ils partirent donc tous pour Lafitte, où mon père devait vivre plus tard tant de mois, tant d’années, tantôt au milieu de l’agitation politique, tantôt y retrouvant une vie laborieuse et douce, tantôt s’y reposant d’un nouvel exil, car le mal que devait faire le pouvoir absolu aux bons citoyens ne devait point se borner à cette année 1815, et les Napoléon sont revenus en France de plus loin que de l’île d’Elbe.

Mon grand-père partit le 13 mars pour Lafitte, où sa famille le rejoignit peu de jours après. C’est là qu’ils passèrent les trois mois de ce règne plus court, mais plus funeste encore que l’autre, et que l’on a appelé les cent jours ; c’est là que mon père a commencé sa