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quoique étranger et républicain, j’ai acquis au prix de quatre ans écoulés, sans que je fusse assuré en me couchant de me réveiller libre ou vivant le lendemain, au prix de trois décrets de prise de corps, de cent quinze dénonciations, de deux scellés, de quatre assauts civiques dans ma maison, de la confiscation de toutes mes propriétés en France, j’ai acquis les droits d’un royaliste ; comme, à ce titre, il ne me reste plus à gagner que la guillotine, je pense que personne ne sera tenté de me la disputer. »

Les haines du parti de l’émigration venant se joindre aux événemens amenés par l’issue de la campagne de 93 avaient jeté Mallet dans l’abattement. Quant à Montlosier, il ne parlait rien moins que d’aller créer une colonie agricole en Crimée et d’y conduire son ami comme associé. Son imagination se rejetait bientôt dans un autre domaine. Mallet, plus usé qu’aigri par les attaques injurieuses des amis des princes, se contentait de répondre avec hauteur : « Il est tout simple que l’adversité dérange des esprits qui n’y ont pas été élevés. Il est tout simple qu’elle ne leur ait donné ni une leçon, ni une idée, ni une notion de rien. »

La noblesse de ce temps-là aimait mieux en effet tout risquer que d’accepter sincèrement le gouvernement représentatif. Elle se félicitait de l’accroissement du désordre et plaçait tout espoir dans les odieux attentats qui accompagnaient la révolution. Elle commettait cette grande erreur politique de n’attribuer à ses adversaires que des vices et des bassesses. Tandis qu’elle exécrait non moins violemment les constitutionnels, ceux-ci étaient persécutés en outre par les jacobins, qui leur croyaient sur l’esprit de la nation une influence que les faits ont démentie. Destinée bien digne de respect ! Les constitutionnels proscrits par la France, mal vus par les gouvernemens étrangers, conspués par les émigrés, se trouvèrent pendant plusieurs années sans pain et sans asile. Mme de Staël en recueillit quelques-uns dans le pays de Vaud ; mais il fallut leur donner des noms suédois. N’était-ce pas pour éviter leur contagion libérale que des princes allemands avaient osé faire planter à l’entrée de leur état ces poteaux dont parlent les mémoires de M. de Tilly et sur lesquels on lisait : Il est défendu aux émigrés et aux vagabonds de passer outre.

Montlosier avait donc senti déjà toutes les amertumes lorsqu’il résolut d’aller rejoindre Malouet en Angleterre. Il y débarqua vers la fin de septembre 1794 ; il devait y séjourner sept ans.


III.

L’Angleterre telle que l’avaient faite la révolution de 1683 et les luttes parlementaires était à son apogée. Son aristocratie, placée à