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et trop souvent les mêmes entraînemens de l’esprit de parti que dans les discussions de la presse et des assemblées politiques.

D’autres problèmes non moins brûlans se sont posés depuis 1789 et ont troublé la froide raison des philosophes aussi bien que la conscience et le jugement des hommes d’état. La révolution française, dans ses doctrines comme dans ses actes, était cosmopolite. Elle se donnait pour but, non l’émancipation d’un peuple, mais celle du genre humain. Elle suivait en cela non-seulement l’esprit logique et classique des Français, comme le croit M. Taine, mais l’esprit général du XVIIIe siècle dans toute l’Europe. C’était l’esprit de Kant, de Herder, de Gœthe, de Schiller, comme de Voltaire et de Rousseau ; c’était aussi l’esprit de Locke et de tous les publicistes anglais, jusqu’au cri d’alarme poussé par Burke. Des tendances contraires ne prirent crédit que par réaction contre la révolution. Quand sa propagande cessa d’être pacifique et se fit guerrière et conquérante, elle se heurta partout au sentiment national subitement éveillé et revendiquant ses droits méconnus. Conservateur à l’origine, ce sentiment devint bientôt révolutionnaire à son tour. Il fit naître ces questions de nationalités et de races qui tiennent autant de place dans la politique et dans la philosophie politique de notre siècle qu’en tenaient au siècle passé les rêveries cosmopolites et humanitaires. Il a suscité également ces théories ambitieuses qui, au nom d’une formule métaphysique ou en vertu des lois de l’histoire, réclament pour une nation privilégiée la suprématie universelle. L’esprit cosmopolite de la révolution se retrouvait encore et s’affirmait naïvement dans les conquêtes napoléoniennes : les Français croyaient rencontrer partout des frères opprimés, prêts à saluer leur drapeau et à accepter leurs lois comme une délivrance et comme un honneur. L’exaltation de l’esprit national inspiré seule aujourd’hui l’ambition allemande : elle ne voit autour d’elle que des races inférieures ou en décadence. Rien n’atteste mieux ces nouvelles tendances que l’opposition des doctrines politiques de Kant et de Hegel : le premier ne considérant dans l’état social que le libre développement de la nature humaine, assuré à l’intérieur par l’action purement protectrice du gouvernement et des lois, et à l’extérieur par les garanties internationales de la paix universelle ; le second glorifiant l’omnipotence de l’état, célébrant les bienfaits de la guerre et se faisant le prophète d’un nouvel empire germanique[1]. Les formules absolues de Hegel

  1. Voir notre étude sur la Philosophie politique de Hegel, dans la Revue du 1er janvier 1871. — Ce nouvel esprit de la philosophie allemande a été très bien compris par M. Fouillée (l’Idée moderne du droit ; le droit, la force et le génie, d’après les écoles allemandes contemporaines,’ Revue du 1er juin 1874) ; mais nous ne sommes pas de son avis quand il prétend retrouver le même esprit dans Kant lui-même.