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plaçait en face de l’état que des individus et des propriétés privées ; elle oubliait les intérêts généraux et permanens dont il est l’expression la plus complète et la plus sûre. Il représente l’unité d’une nation, l’unité d’une société, l’unité d’un territoire. Il est en même temps le gardien de tout ce qui peut assurer à cette nation, à cette société, à ce territoire, pris dans leur ensemble, le plus haut degré de prospérité matérielle, de culture intellectuelle et morale. En dehors d’un état fortement constitué, la nation la plus homogène, la société la plus éclairée et la plus brillante, le territoire le mieux situé et le plus fertile n’ont aucune consistance ; ils sont à la merci de tous les accidens et de tous les coups de force. L’état a donc une valeur propre de l’ordre le plus élevé ; il a le droit de se considérer tout ensemble comme un moyen au service des différens buts qui sont assignés à son action, et comme un but en lui-même et pour lui-même. « Moyen et but, » telle est la formule de l’état dans la théorie de M. Bluntschli ; telle est la conciliation qu’il prétend trouver entre les théories extrêmes et également exclusives qui placent soit dans l’état seul, soit dans les seuls individus la source et la plénitude de tous les droits.

Cette formule est excellente ; mais il eût fallu, pour la justifier et pour l’éclairer, la suivre dans ses principales applications. M. Bluntschli n’en considère que quelques-unes, et avant tout la puissance de l’état. Il veut que l’état ait en vue, outre les intérêts divers qu’il est appelé à protéger, sa propre puissance, et qu’il travaille à lui donner tous les développemens dont elle est susceptible. Quand rien ne limite son extension, un état peut prendre rang non-seulement parmi les grandes puissances, mais parmi les puissances du monde (Weltmächte) « dont l’importance et l’action s’étendent bien au delà de leurs frontières, qui prennent une part déterminante dans la grande politique de deux ou plusieurs continens au moins, et qui ont ainsi en première ligne le soin de la paix et de l’ordre universels. » La Prusse, depuis la fondation de l’empire allemand, est devenue une « puissance du monde : » l’Autriche est restée « une grande puissance. » Les plus grandes puissances, ajoute M. Bluntschli, doivent imposer des limites à leur ambition : « l’état qui abuse de ses forces se heurte contre la résistance légitime des autres ; » et il cite d’illustres exemples dont la nouvelle « puissance du monde » pourra faire son profit.

La puissance d’un état ne regarde que le dehors. À l’intérieur, l’idéal de l’état, c’est d’un côté la force et la stabilité des gouvernemens ; de l’autre la paix, la prospérité, la liberté des gouvernés. Les différentes formes de gouvernement ne sont que les moyens les plus généraux de réaliser cet idéal suivant les traditions, les mœurs, le degré de civilisation des peuples.