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C’est ainsi que l’école de Fortuny nous semble en péril dans les mains de ses successeurs : l’esprit du charmant maître semble s’éloigner d’eux. Ce sont toujours des compositions agréables ; mais ces scintillemens, ces éclairs, ces réflexions de la lumière et de la couleur vus d’un œil si curieux, si fin, si sûr, exprimés d’un pinceau si alerte, toute cette aimable magie qui fut reproduite non sans excès, tout cela se confond et s’éteint. C’est un Américain, M. Walter Gay, dans sa Leçon d’escrime, qui nous semble se tenir le mieux dans la tradition de l’initiateur, et son tableau est plein d’agrément. En regard de ces fantaisies mondaines toutes vibrantes de lumière, voici la peinture militaire. Jamais elle n’a réuni pour la représenter plus de talens à la fois, tous rompus à l’étude, tous actifs et bien informés. Les tableaux de MM. Détaille, Chigot, Castellani sont parfaits ; joignons-y la Retraite, début de M. Médard qui a été bien accueilli des artistes. À tous ces ouvrages on ne peut adresser qu’un reproche, celui de nous raconter nos défaites. Gloria victis ! Ce mot, qui servit d’épigraphe au beau groupe de M. Mercié et qui dans sa pensée était une allusion à la mort d’un jeune artiste de génie tombé victime volontaire de son patriotisme, nous nous le sommes appliqué à nous tous. Que dans le premier moment les vaillans compagnons d’Henri Regnault aient fait une légende glorieuse des combats au milieu desquels il est tombé, rien de plus facile à expliquer. Mais il ne faut point paraître prendre le change sur le fond des choses. Autrement on penserait que la France ne songe plus à ses blessures et qu’elle se donne en spectacle ses propres désastres. On dirait qu’en élevant des monumens funéraires sur tous les champs de bataille où elle a succombé, elle croit dresser des trophées. Ces considérations ramènent à l’histoire.

M. Bonnat est toujours peintre d’histoire quand il fixe les images des hommes les plus considérables de notre temps. Tel nous l’avons vu peignant M. Thiers, et tel nous le retrouvons encore dans le portrait de M. Victor Hugo. Il a rendu simplement et dignement l’intensité de vie et la force de pensée du poète ; il en a généralisé le caractère dans une ressemblance cherchée, voulue, et qui a de la puissance. L’attitude est expressive et indique une contemplation méditative. Assis de face, près d’une table sur laquelle son coude gauche s’appuie, la tête soutenue par la main, le poète nous tient sous son regard. Sur la table un seul livre : Homère. La peinture est empâtée, robuste ; le masque est d’un modelé saisissant. Jamais M. Bonnat n’avait donné autant de relief à une tête. Par la grande place que M. Victor Hugo occupe dans notre siècle, l’œuvre du peintre porte une date : on dirait un épisode dans le récit des événement d’un temps. C’est ainsi que le portrait appartient à l’histoire.