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lieu on amenait le commandant et ses officiers : sur leur refus de baiser la main du rebelle, on les expédiait devant le peuple terrifié. Pas un de ces braves gens, perdus sans soutien aux confins de l’empire, ne faiblit au devoir : tous repoussèrent avec mépris les offres du vainqueur et subirent stoïquement la mort, parfois dans d’atroces supplices. Le major Karlof, qui commandait un de ces fortins, se sentant perdu à l’approche de Pougatchef, expédie sa jeune femme au fort voisin, placé sous les ordres de son beau-père, le colonel Yélaguine ; abandonné par ses soldats, il est pris, la mèche à la main, entre ses deux canons qu’il servait seul, et assassiné à son poste, où il était resté ferme contre toute espérance. Le lendemain, le colonel Yélaguine, forcé dans ses retranchemens, est pris à son tour : il est écorché vif devant sa femme et sa fille ; la femme est massacrée ; quant à la fille, veuve la veille, orpheline le matin, le bourreau de tous les siens la trouve belle et la garde pour en faire sa concubine : la malheureuse suivit désormais la fortune de Pougatchef. — Voici comment un témoin raconte, dans sa déposition, l’entrée du bandit à Sakmara, gros bourg kosak : « Devant la plus belle maison, des tapis étaient étendus et une table dressée avec le pain et le sel. Le pope attendait l’imposteur avec la croix et les saintes images. Au moment de son entrée, les cloches commencèrent à carillonner, le peuple se découvrit ; quand il descendit de cheval, soutenu sous les bras par deux kosaks, tous se prosternèrent la face contre terre. Il goûta le pain et le sel, et s’assit sur le siège qui lui avait été préparé en disant : « Relevez-vous, enfans. » Chacun vint alors lui baiser la main. Il s’informa de l’ataman et s’emporta en apprenant son absence ; puis, se tournant brusquement vers le prêtre : « Tu es pope, sois ataman ; toi et tous les habitans, vous me répondez sur vos têtes des absens. » — Le lendemain il ordonna à tous les kosaks de se munir de provisions et de le suivre à Orenbourg.

L’alarme était aussi vive que soudaine dans cette ville. Grâce aux retards des premiers exprès, on y avait appris presque simultanément l’explosion de la révolte, l’attaque d’Iaytzky, la prise des forteresses ; le bruit des succès de l’imposteur arrivait grossi par les vagues échos de la steppe. On craignait une défection générale des Tatars. Pougatchef avait écrit une lettre, sous le nom de l’empereur Pierre III, au chef des Kirghiz de la frontière, Nour-Ali-Khan. En vrai Oriental, celui-ci ne se compromit ouvertement avec personne, mais noua des négociations à la fois avec l’imposteur et avec le général Reinsdorp, gouverneur d’Orenbourg. « Nous, gens du désert, écrivait le khan à Reinsdorp, nous ne savons si celui qui erre sur le fleuve est un séducteur ou le véritable sire ; notre