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arriva le 26 et fut reçu avec des marques d’enthousiasme indescriptible. Ce même jour, la ville d’Oufa était délivrée par l’armée du nord. La bande de Chika, qui l’assiégeait, était taillée en pièces et se dispersait en abandonnant aux vainqueurs ses canons et des milliers de prisonniers. Deux jours plus tard, Chika, réfugié dans une grange, se laissait enivrer par une paysanne et surprendre par les hussards : il fut conduit chargé de fers à Oufa. Le dégel et la débâcle des rivières, survenant à ce moment, ralentirent la poursuite des autres bandes. Dans toute la contrée, racontent les témoins de ces scènes sanglantes, le fleuve et ses affluens charriaient des cadavres qui s’étaient amoncelés sur leurs glaces ; les femmes des stanitzas attendaient sur les rives, anxieuses de reconnaître le corps d’un enfant ou d’un époux, parti depuis de longs mois pour la grande aventure.

Tandis que les armées impériales nettoyaient le pays, il y avait encore, à la fin d’avril, une horde de rebelles qui tenait ferme en dehors du cercle de leurs opérations : c’était celle qui assiégeait Iaytzky. Revenons à cette pauvre citadelle. C’est la joie de l’histoire et ce doit être sa passion de remettre en lumière les héroïsmes obscurs, perdus dans ses ombres lointaines ; elle s’y repose du récif monotone des basses œuvres de l’homme, elle en dégage cette vérité que même dans les temps les plus troublés, celui qui veut tenir bon au devoir sait où le trouver. — Depuis trois mois et demi, le colonel Simonof et le capitaine Krylof étaient étroitement bloqués dans leur fort avec un millier d’hommes ; les assiégeans, maîtres de la ville, commodément retranchés derrière les maisons, avaient établi de formidables batteries. Les opérations du siège furent poussées avec une vigueur et une ténacité qu’on n’aurait pas attendues de ces soldats de hasard ; chaque jour le cercle se resserrait méthodiquement, des assauts furieux tenaient les assiégés en haleine, la mine jouait sans relâche au-dessous d’eux. La garnison répondait avec un égal acharnement par des sorties fréquentes, dirigées contre les maisons qu’elle tentait de brûler. Dans les derniers temps du siège, ces sorties l’avaient fort affaiblie ; les hommes ne suffisaient qu’à grand’peine aux travaux multiples des batteries, des gardes, des contre-mines. Une moitié de la troupe passait la nuit en armes, la pioche à la main ; le reste des défenseurs ne pouvait dormir qu’assis. Tous les moyens de subsistance disparurent successivement ; quand on eut mangé les derniers chevaux, on retira de la glace ceux qu’on avait jetés dans le fleuve au commencement du siège ; cette ressource s’épuisa avec la débâcle. Les hommes furent rationnés à un quart de livre de pain ; quelques jours encore, et on se contenta de faire bouillir, une fois dans les vingt-quatre heures,