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compagnons, flairant de même la fin de l’aventure, négociaient ouvertement le prix de sa tête. Le bandit méditait de tromper ses adversaires par d’habiles feintes, de se jeter au sud ; de gagner le Caucase et de passer en Perse ou dans le Turkestan. Il lui était facile de dérouter les poursuites ; Les bandes qui couvraient le pays égaraient, harassaient les colonnes impériales ; on les enveloppait, on n’y trouvait que d’obscurs insurgés ; le rebelle légendaire marchait souvent avec la moins forte, il changeait de route chaque jour, il était déjà seul et loin, qu’amis et ennemis le cherchaient encore en s’exterminant dans les provinces soulevées derrière lui. Tandis que Michelsohn courait lui barrer la route de Moscou, il se montrait beaucoup plus bas, aux portes de Penza. Dans cette ville, chef-lieu d’un gouvernement du sud-est, la populace le reçut avec les honneurs habituels. Le voïévode Vsévolovsky et vingt gentilshommes, retranchés dans une maison, y furent brûlés vifs. Pougatchef établit un moujik gouverneur de Penza à la place de cet officier. A Saransk, trois cents nobles furent pendus pour l’entrée de l’imposteur. Le 6 août, il campait devant Saratof, grande ville du Volga inférieur, capitale de la province de ce nom.

Bibikof avait détaché à Saratof un jeune lieutenant qui servait alors dans la garde et qui devait être plus tard le père de la poésie russe, l’illustre Derjavine. Ce bouillant officier s’efforça d’organiser la résistance et voulut courir avec ses kosaks au-devant du rebelle ; abandonné par eux, il s’en revint seul avec quatre hommes ; Pougatchef, reconnaissant un uniforme de la garde, se mit à sa poursuite en personne et tua deux de ses compagnons ; Derjavine ne dut son salut qu’à la vitesse de sa monture. Ce jour-là il s’en fallut du jarret d’un cheval que le forçat illettré n’égorgeât le grand poète classique de la Russie. — Dans la place, le commandant Bochniak luttait avec désespoir contre l’apathie ou la trahison de tout son monde ; cet énergique soldat vit successivement tous les siens passer à l’ennemi ; les habitans traitèrent sous ses yeux avec le rebelle ; les kosaks désertèrent, puis les artilleurs de la forteresse ; Bochniak allait de l’un à l’autre, les exhortant vainement au devoir ; quand tout espoir de résister fut perdu, il prit sa caisse et ses archives, se plaça au centre du bataillon de Saratof et résolut de sortir hardiment, enseignes au vent. Il dépêcha en avant deux officiers à lai tête de leurs compagnies : tous deux faiblirent et lâchèrent pied, leurs hommes avec eux. Resté seul avec soixante vétérans, le brave Bochniak s’élança au plus épais de la canaille qui l’enveloppait, batailla six heures durant, se fit jour enfin, et parvint à Tsaritzine avec son drapeau. — Maître de Saratof, Pougatchef s’y comporta, comme d’habitude, ouvrit les prisons, les caves et les greniers publics, pendit tout ce qui lui tomba sous la main de