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Dunkerque, nous trouvâmes les mêmes réceptions ; mais il me sembla que l’enthousiasme diminuait un peu, quand nous eûmes quitté l’ancienne France. À Gand surtout, nous trouvâmes un peu de froideur. En vain les autorités s’efforcèrent d’animer les habitans, ils se montrèrent curieux, mais point empressés. Bonaparte en eut un léger mouvement d’humeur, et fut tenté de ne point séjourner ; mais cependant, se ravisant bientôt, il dit le soir à sa femme : « Ce peuple-ci est dévot et sous l’influence de ses prêtres ; il faudra demain faire une longue séance à l’église, gagner le clergé par quelque caresse, et nous reprendrons le terrain. » En effet, il assista à une grand’messe avec les apparences d’un profond recueillement ; il entretint l’évêque, qu’il séduisit complètement, et il obtint peu à peu dans les rues les acclamations qu’il désirait. Ce fut à Gand qu’il trouva les filles du duc de Villequier, l’un des quatre anciens premiers gentilshommes de la chambre, qui étaient nièces de l’évêque, et à qui il rendit la belle terre de Villequier avec des revenus considérables. J’eus le bonheur de contribuer à cette restitution, en la pressant de tout ce que je pus, soit auprès de Bonaparte, soit auprès de sa femme ; ces deux aimables jeunes personnes ne l’ont jamais oublié. Le soir de cette action, je lui parlais de leur reconnaissance : « Ah ! me dit-il, la reconnaissance ! c’est un mot tout poétique, vide de sens dans les temps de révolution, et ce que je viens de faire n’empêcherait point vos deux amies de se réjouir vivement si quelque émissaire royal pouvait dans cette tournée venir à bout de m’assassiner. » Et comme je faisais un mouvement de surprise, il continua : « Vous êtes jeune, vous ne savez ce que c’est que la haine politique. Voyez-vous, c’est une sorte de lunette à facettes au travers de laquelle on ne voit les individus, les opinions, les sentimens qu’avec le verre de sa passion. Il s’ensuit que rien n’est mal ni bien en soi, mais seulement selon le parti dans lequel on est. Au fond, cette manière de voir est assez commode, et nous autres nous en profitons ; car nous avons aussi nos lunettes, et si ce n’est pas au travers de nos passions que nous regardons les choses, c’est au moins au travers de nos intérêts. — Mais, lui dis-je à mon tour, avec un pareil système, où placez-vous donc les approbations qui vous flattent ? Pour quelle classe d’hommes usez-vous votre vie en grandes entreprises et souvent en tentatives dangereuses ? — Oh ! c’est qu’il faut être l’homme de sa destinée ; qui se sent appelé par elle ne peut guère lui résister. Et puis, l’orgueil humain se crée le public qu’il souhaite dans ce monde idéal qu’il appelle la postérité. Qu’il vienne à penser que dans cent ans un beau vers rappellera quelque grande action, un tableau en consacrera le souvenir, etc., etc. ; alors l’imagination se