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Monte, le champ de bataille n’a plus de dangers, le canon gronde en vain, il ne paraît plus que le son qui va porter dans mille ans le nom d’un brave à nos arrière-neveux. — Je ne comprendrai jamais, repris-je, qu’on s’expose pour la gloire, si l’on porte, intérieurement le mépris des. hommes de son temps. » Ici Bonaparte m’interrompit vivement : « Je ne méprise point les hommes, madame, c’est une parole qu’il ne faut jamais dire, et particulièrement j’estime les Français ! »

Je souris à cette déclaration brusque, et, comme s’il eût deviné la cause de mon sourire, il sourit aussi, et s’approchant de moi en me tirant l’oreille, ce qui était, comme je l’ai déjà dit, son geste familier quand il était de bonne humeur, il me répéta : « Entendez-vous, madame ? il ne faut jamais dire que je méprise les Français. »

De Gand nous allâmes à Anvers, où nous eûmes encore le plaisir d’une cérémonie toute particulière. Aux entrées des rois et des princes, les Anversois sont accoutumés de promener par les rues un énorme géant qui ne se montre absolument que dans les occasions solennelles. Il fallut bien consentir, quoique nous ne fussions ni prince, ni roi, à cette fantaisie du peuple ; elle mit Bonaparte en bonne disposition, pour cette bonne ville d’Anvers. Il s’y occupa beaucoup de l’importance qu’il voulait donner à son port. Il commença à ordonner les beaux travaux qui ont été exécutés depuis.

En allant d’Anvers à Bruxelles, nous nous arrêtâmes quelques heures à Malines ; nous y trouvâmes le nouvel archevêque, M. de Roquelaure[1]. Il était évêque de Senlis sous Louis XVI, et il avait été l’ami intime de mon grand-oncle, le comte de Vergennes. Je l’avais beaucoup vu dans mon enfance, et j’eus un extrême plaisir à le retrouver. Bonaparte le cajola beaucoup. À cette époque il affectait de soigner et de gagner les prêtres. Il savait à quel point la religion soutient la royauté, et il entrevoyait par eux le moyen de faire arriver au peuple le catéchisme dans lequel nous avons vu depuis menacer de la damnation éternelle quiconque n’aimerait point l’empereur, ou ne lui obéirait pas. C’était la première fois, depuis la révolution, que le clergé voyait le gouvernement s’occuper de son sort et lui donner un rang et de la considération. Aussi se montra-t-il reconnaissant, et fut-il un auxiliaire utile à Bonaparte, jusqu’au moment où, son despotisme s’accroissant toujours et s’égarant de plus en plus, il voulut l’imposer aux consciences et forcer les

  1. M. de Roquelaure, né en 1721, avait été évêque de Senlis et aumônier du roi. Il était depuis 1802 archevêque de Malines. L’empereur le remplaça en 1808 par l’abbé de Pradt. Il a été membre de l’Académie française et il est mort en 1818. Il n’était point de la famille des ducs de Roquelaure. (P. R.)