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repris à Saint-Cloud sa vie rangée et pleine, et nous passions nos journées telles que je les ai déjà décrites. Les frères de Bonaparte étaient tous occupés[1], Joseph au camp de Boulogne, Louis au conseil d’état, Jérôme, le plus jeune, en Amérique, où il avait été envoyé, et où il fut très tien reçu par les Anglo-Américains. Ses sœurs, qui commençaient à jouir d’une grande fortune, embellissaient à l’envi les maisons que le premier consul leur avait données, et cherchaient à l’emporter les unes sur les autres par le luxe de leurs ameublemens. Eugène Beauharnais se renfermait dans l’exercice de ses devoirs militaires ; sa sœur vivait paisiblement et assez tristement.

La jeune Mme Leclerc se livrait à un nouveau penchant qu’elle avait inspiré au prince Borghèse (depuis peu de temps arrivé de Rome en France), et qu’elle partageait. Ce prince demanda sa main à Bonaparte, qui, sans que j’aie trop su pourquoi, résista d’abord à cette demande. Peut-être sa vanité ne lui permettait-elle pas de paraître embarrassé d’aucun de ses liens, et ne voulait-il pas avoir l’air d’accepter avec trop d’empressement une première proposition. Mais, la liaison de ces deux personnes étant devenue publique, il consentit enfin à la légitimer par le mariage, qui se fit à Mortefontaine pendant le séjour du consul à Boulogne.

Il partit pour aller visiter le camp et la flottille, le 3 novembre 1803 ; cette course fut purement militaire. Il ne se fit accompagner que des généraux de sa garde, de ses aides de camp, et de M. de Rémusat.

En arrivant au Pont-de-Briques, petit village situé à une lieue de Boulogne, où Bonaparte avait fixé son quartier général, mon mari tomba dangereusement malade. Aussitôt que je l’appris, je courus pour le rejoindre, et j’arrivai à ce Pont-de-Briques au milieu de la nuit. Tout entière à mon inquiétude, je n’avais pensé en partant qu’à l’état dans lequel j’allais trouver un si cher malade ; mais lorsque je descendis de voiture, je fus un peu troublée de me trouver seule au milieu d’un camp ; et sans savoir ce que le consul penserait de mon arrivée. Ce qui me rassura cependant, c’est que les domestiques qui s’éveillèrent pour me recevoir me dirent qu’on avait bien prévu que je viendrais, et qu’on m’avait réservé une petite chambre depuis deux jours. J’y passai le reste de la nuit, en attendant le jour pour m’offrir aux regards de mon mari dont je ne voulais pas troubler le repos. Je le trouvai très abattu ; mais il éprouva une si grande joie de me voir près de son lit que je me

  1. Ce fut vers la fin de l’automne, ou même au commencement de l’hiver, en 1803, que Lucien se maria avec Mme Jouberthon et se brouilla avec son frère.