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félicitai d’être ainsi partie sans en avoir demandé la permission.

Quand le consul fut levé, il me fit dire de monter chez lui ; j’étais émue et un peu interdite ; il s’en aperçut dès mon entrée dans sa chambre. Il m’embrassa aussitôt, et, me faisant asseoir, il me tranquillisa par ses premières paroles : « Je vous attendais. Votre présence guérira votre mari. » À ces mots, je fondis en larmes. Il en parut touché et prit quelque soin pour me calmer. Ensuite il me prescrivit de venir tous les jours dîner et déjeuner avec lui, en me disant en riant : « Il faut que je veille sur une femme de votre âge ainsi lancée au milieu de tant de militaires. » Puis il me demanda comment j’avais laissé sa femme. Peu de temps avant son départ, quelques nouvelles visites secrètes de Mlle Georges avaient fait naître des discussions dans le ménage. « Elle se trouble, ajouta-t-il, beaucoup plus qu’il ne le faut. Joséphine a toujours peur que je devienne sérieusement amoureux ; elle ne sait donc pas que l’amour n’est pas fait pour moi. Car, qu’est-ce que l’amour ? Une passion qui laisse tout l’univers d’un côté pour ne voir, ne mettre de l’autre que l’objet aimé. Et assurément, je ne suis point de nature à me livrer à une telle exclusion. Que lui importent donc des distractions dans lesquelles mes affections n’entrent pour rien ? Voilà, continua-t-il en me regardant un peu sérieusement, ce qu’il faut que ses amis lui persuadent, et surtout qu’ils ne croient pas augmenter leur crédit sur elle en augmentant ses inquiétudes. » Il y avait dans ces dernières paroles une nuance de défiance et de sévérité que je ne méritais point, et je crois qu’il le savait fort bien à cette époque ; mais dans aucune occasion il ne voulait manquer à son système favori, qui était de tenir les esprits, ce qu’il appelait en haleine, c’est-à-dire en inquiétude.

Il demeura à peu près dix jours au Pont-de-Briques depuis mon arrivée. La maladie de mon mari était pénible, mais les médecins n’avaient aucune inquiétude. Excepté le quart d’heure que durait le déjeuner du consul, je passais la matinée entière dans la chambre de mon malade. Bonaparte, tous les jours, se rendait au camp, passait les troupes en revue, visitait la flottille, assistait à quelques légers combats, ou plutôt à des échanges de coups de canon entre nous et les Anglais qui croisaient incessamment devant le port et cherchaient à incommoder les travailleurs.

A six heures, Bonaparte rentrait, et alors il me faisait appeler. Quelquefois il donnait à dîner à quelques-uns des militaires de sa maison, ou au ministre de la marine, ou au directeur des ponts et chaussées qui l’avaient accompagné. D’autres fois, nous dînions en tête-à-tête, et alors il causait d’une multitude de choses. Il s’ouvrait sur son propre caractère ; il se peignait comme ayant toujours été mélancolique, hors de toute comparaison avec ses