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trop de moi. Je ne sais ce qui me fût arrivé sans l’heureuse idée que j’eus d’aller en Égypte. Quand je m’embarquai, je ne savais si je ne disais pas un éternel adieu à la France ; mais je ne doutais pas qu’elle ne me rappelât.

« Les séductions d’une conquête orientale me détournèrent de la pensée de l’Europe plus que je ne l’avais cru. Mon imagination se mêla pour cette fois encore à ma pratique. Mais je crois qu’elle est morte à Saint-Jean-d’Acre. Quoi qu’il en soit, je ne la laisserai pas faire.

« En Égypte, je me trouvais débarrassé du frein d’une civilisation gênante ; je rêvais toutes choses et je voyais des moyens d’exécuter tout ce que j’avais rêvé. Je créais une religion, je me voyais sur le chemin de pénétrer en Asie, parti sur un éléphant, le turban sur ma tête, et dans ma main un nouvel Alcoran que j’aurais composé à mon gré. J’aurais réuni dans mes entreprises les expériences des deux mondes, fouillant à mon profit le domaine de toutes les histoires, attaquant la puissance anglaise dans les Indes, et renouant par cette conquête mes relations avec la vieille Europe. Ce temps que j’ai passé en Égypte a été le plus beau de ma vie, car il en a été le plus idéal. Mais le sort en décida autrement. Je reçus des lettres de France ; je vis qu’il n’y avait pas un instant à perdre. Je rentrai dans le positif de l’état social et je revins à Paris, à Paris où on traite des plus grands intérêts du pays dans un entr’acte d’opéra.

« Le directoire frémit de mon retour ; je m’observai beaucoup ; c’est une des époques de ma vie où j’ai été le plus habile. Je voyais l’abbé Sieyès et lui promettais l’exécution de sa verbeuse constitution ; je recevais les chefs des jacobins, les agens des Bourbons ; je ne refusais de conseils à personne, mais je n’en donnais que dans l’intérêt de mes plans. Je me cachais au peuple, parce que je savais que, lorsqu’il en serait temps, la curiosité de me voir le précipiterait sur mes pas. Chacun s’enferrait dans mes lacs, et quand je devins le chef de l’état, il n’existait point en France un parti qui ne plaçât quelque espoir sur mon succès. »


CHAPITRE IV. (1803-1804).
Suite des conversations du premier consul à Boulogne. — Lecture de la tragédie de Philippe-Auguste. — Mes nouvelles impressions. — Retour à Paris. — Jalousie de Mme Bonaparte. — Fêtes de l’hiver de 1804. — M. de Fontanes. — M. Fouché. — Savary. — Pichegru. — Arrestation du général Moreau.

Un autre soir, tandis que nous étions à Boulogne, Bonaparte mit