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peu théâtrale, qui avait de l’effet. Cependant Bonaparte, ignorant les formes de la justice, les trouvait bien plus lentes qu’il ne l’avait d’abord pensé. Dans le premier moment, le grand juge s’était engagé trop légèrement à rendre la procédure courte et claire, et cependant on n’arrivait guère à avérer que ce fait : que Moreau avait entretenu secrètement Pichegru, qu’il avait reçu ses confidences, mais qu’il ne s’était engagé positivement sur rien. Ce n’était point assez pour entraîner une condamnation qui commençait à devenir nécessaire ; enfin, malgré ce grand nom qui se trouve mêlé à toute cette affaire, George Cadoudal a toujours conservé dans l’opinion et aux débats l’attitude du véritable chef de la conjuration.

On ne peut se représenter l’agitation qui régnait dans le palais du consul ; on consultait tout le monde ; on s’informait des moindres discours. Un jour Savary prit à part M. de Rémusat, en lui disant : « Vous avez été magistrat, vous savez les lois ; pensez-vous que les notions que nous avons suffisent pour éclairer les juges ? — On n’a jamais condamné un homme, répondait mon mari, par cette seule raison qu’il n’a pas dénoncé des projets dont il a été instruit. Sans doute, c’est un tort politique à l’égard du gouvernement ; mais ce n’est point un crime qui doive entraîner la mort ; et si c’est là votre seul argument, vous n’aurez donné à Moreau qu’une évidence fâcheuse pour vous. — En ce cas, reprenait Savary, le grand juge nous a fait faire une grande sottise, il eût mieux valu se servir d’une commission militaire. »

Du jour où Pichegru fut arrêté, les barrières de Paris demeurèrent fermées pour la recherche de George. On s’affligeait beaucoup de l’adresse avec laquelle il se dérobait à toute poursuite. Fouché se moquait incessamment de la maladresse de la police, et fondait à cette occasion les bases de son nouveau crédit ; ses railleries animaient Bonaparte, déjà mécontent, et quand il avait réellement couru un grand danger et qu’il voyait les Parisiens en défiance sur la vérité de certains faits avérés pour lui, il se sentait entraîné vers le besoin de la vengeance. « Voyez, disait-il, si les Français peuvent être gouvernés par des institutions légales et modérées ! J’ai supprimé un ministère révolutionnaire, mais utile, les conspirations se sont aussitôt formées. J’ai suspendu mes impressions personnelles, j’ai abandonné à une autorité indépendante de moi la punition d’un homme qui voulait ma perte, et, loin de m’en savoir gré, on se joue de ma modération, on corrompt les motifs de ma conduite ; ah ! je lui apprendrai à se méprendre à mes intentions ! Je me ressaisirai de tous mes pouvoirs et je lui prouverai que moi seul je suis fait pour gouverner, décider et punir. »

La colère de Bonaparte croissait d’autant plus que, de moment