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Je pourrais citer vingt lettres dans lesquelles les chefs de corps, colonels ou commandans, ne laissent pas ignorer que leurs hommes sont harassés, que le découragement les a saisis, que toute débandade est à craindre si on ne les retire pas des avant-postes pour les ramener dans Paris. Ceux-là, du moins, étaient à la fatigue et au combat, on peut comprendre qu’ils aient demandé du repos et se soient lassés d’être toujours en alerte. Mais ceux que l’on faisait sortir de leur casernement pour les envoyer aux fortifications n’y allaient qu’en rechignant. Ils se réunissaient assez régulièrement au lieu d’assemblée, causaient entre eux, ne tardaient pas à apprendre ou à deviner qu’on les réservait à un service de guerre, et alors, par les rues voisines, par les portes cochères, par les passages à double issue, ils disparaissaient les uns après les autres. Bien souvent un commandant parti avec un bataillon s’est trouvé, au bout de dix minutes, ne plus marcher qu’à la tête d’une compagnie ou même d’un peloton ; il ne savait que faire, se désespérait et écrivait des lettres dans le genre de celle-ci : « Mon général, après vos ordres que j’ai reçu de sortir de la place Vendôme pour me rendre immédiatement au fort d’Issy, j’ai réuni mon bataillon et je suis parti. Sur six cent hommes présent sur la place, je ne me trouve qu’avec une-trenteine d’hommes environ. Tout le reste m’a quitté, soi-disant qu’ils ne voulaient pas partir avec des fusils à piston. Arrivé à dix heures du soir à la porte de Versailles, après avoir fait tout mon possible pour faire marcher les hommes et m’ayant abandonné, me trouvant dans une pareille position, j’ai cru prudent de m’arrêter à la porte de Versailles, afin que je sache ce que je dois faire après ce désagrément qui m’est arrivé. — L. V., chef de bataillon du 91e sédentaire. » On comprend d’après cela que la cour martiale, instituée par la commune, fonctionnât sans désemparer ; mais c’est en vain qu’elle frappait avec brutalité sur les récalcitrans, elle ne les poussait guère aux combats d’avant-poste ; on eût dit qu’ils se réservaient pour la bataille dans Paris.

Ce n’est pas seulement un malheureux chef de bataillon, ahuri et faible, qui ne réussit pas à entraîner ses hommes ; le délégué à la guerre n’est pas plus heureux : le comité central, qui tient en main toute l’armée de la fédération, se brise contre l’obstacle inconsistant et invincible de la mauvaise volonté. On peut agir sur un homme qui refuse le service ; mais sur cent, sur mille, sur cinq mille, cela est impossible ; on reste impuissant. Cependant, comme il faut se maintenir quand même au pouvoir usurpé, comme on ne peut rester le maître qu’à la condition d’obéir aux basses vanités de la populace, on fait des proclamations burlesques pour lui dire qu’elle est héroïque. Rossel, qui a bien connu les fédérés, car il a follement essayé d’en faire une troupe régulière, Rossel, qui