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son petit, qu’elle mit rapidement sur son dos. Elle allait s’éloigner avec lui lorsqu’un troisième coup de feu, tiré malgré ma défense, l’atteignit mortellement. Elle serra encore son nourrisson dans ses bras pendant les convulsions de l’agonie et tomba sur le sol en essayant de se sauver. » Brehm raconte un acte de dévoûment semblable accompli non plus par une mère, mais par un vieux singe, pour sauver de la dent des chiens un petit de sa bande, qu’il réussit à emporter triomphalement sur son épaule. Le principe le plus général de ces actes se rapproche beaucoup, dit avec raison M. Espinas, de ce que nous appelons un principe moral, a non pas sans doute chez un Kant ou un Franklin, mais chez un enfant ou un sauvage. » Par la moralité, d’abord instinctive chez les animaux, puis réfléchie chez l’homme, la société se transforme et s’achève : la sympathie primitive devient fraternité, la division des fonctions devient justice, la délégation des fonctions supérieures devient gouvernement. Ainsi s’accomplit ce qu’on peut appeler la vie psychologique de la société.

En même temps sa vie physiologique reçoit ses derniers perfectionnemens : la société forme maintenant un vivant complet. « Chez l’animal, dit M. Spencer, il y a un système nerveux, organe des fonctions psychologiques ; mais dans la société, rien d’analogue. » Il semble qu’ici le philosophe anglais ait manqué de hardiesse ; pour nous, nous pouvons maintenant pousser encore plus loin que lui la similitude des corps organisés et du corps social. D’abord le système nerveux proprement dit n’est pas nécessaire à toute organisation, et la vie peut fort bien exister avec une sensibilité diffuse ; une société n’est pas nécessairement un vertébré, par exemple, ou un annelé. Mais l’analogue du système nerveux n’en existe pas moins dans nos sociétés civilisées. Tous les cerveaux des citoyens d’une nation forment la masse nerveuse de cette nation. La seule différence avec les nerfs des animaux est dans l’absence de contiguïté immédiate entre les parties, mais la communication des cerveaux humains entre eux par la sympathie, par la vue et les autres sens, par la parole et tous les signes, par l’écriture, les télégraphes et les autres moyens de communication à distance, n’est pas moins grande et est même plus complète, plus profonde, plus intellectuelle que la connexion des cellules juxtaposées le long d’un nerf. Ajoutez ces centres de relations plus fréquentes et plus immédiates, les familles, les cités, qui sont l’équivalent des ganglions nerveux et des vertèbres, sortes de petits cerveaux où se concentre et s’exalte la sensation ou la représentation. Enfin les penseurs, les savans, les hommes qui dirigent la nation en l’éclairant, ceux qui la gouvernent en lui commandant tous les actes nécessaires à sa sûreté, sont l’équivalent social des cellules