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loin de la caverne à la cabane que de la cabane à la colonne corinthienne, et comme tout est œuvre d’art dans l’homme en sa qualité d’être intelligent et libre, il s’ensuit que, en lui ôtant tout ce qui tient à l’art, on lui ôte tout, on lui ôte sa nature même. — Si ces réflexions sont valables contre les paradoxes de Rousseau sur les arts, elles ne le sont plus contre la théorie du contrat social, à laquelle de Maistre veut les appliquer ; la politique, dans une société d’êtres doués de raison et de volonté, doit être une œuvre d’art pour être une œuvre de nature, et le contrat est précisément la conciliation et la synthèse de ces deux choses. Ce qui est fait sans le consensus des citoyens est fait en dehors du consensus vital qui constitue le lien même de l’organisme politique[1].

Comme l’unanimité des volontés est le plus souvent impossible à obtenir dans les réformes sociales et que la majorité laisse toujours subsister en face d’elle une minorité plus ou moins réfractaire, on peut déduire de là une troisième règle de politique ou de sociologie appliquée : la nécessité des transitions, des mesures intermédiaires, des moyens termes ou des compromis entre l’ancien et le nouveau, entre le présent et l’avenir. Ces moyens termes sont d’autant plus indispensables que la volonté actuelle de la majorité rencontre devant elle tous les résultats pour ainsi dire emmagasinés des volontés passées, toutes les traditions, toutes les « situations acquises, » toutes les coutumes, tous les préjugés ; la majorité rencontre même tous les effets de sa propre volonté passée. Enfin, dans un corps aussi vaste que l’organisme social, la constitution de l’ensemble ne saurait être tout d’un coup transformée sur tous les points à la fois : il faut donc un certain temps pour l’accommodation au milieu nouveau et aux nouvelles conditions d’existence. On ferait autant de mal à une société, dit M. Spencer, en détruisant ses vieilles institutions avant que les nouvelles soient assez bien organisées pour prendre leur place, qu’on en ferait à un amphibie en amputant ses branchies avant que ses poumons soient développés. De là l’utilité des forces conservatrices et des forces progressives dans une nation : la vraie science sociale est à la fois « radicale » et prudente, radicale parce qu’elle est convaincue que l’avenir tient en réserve des formes de vie sociale très supérieures à tout ce que peuvent imaginer les plus hardis réformateurs, prudente parce qu’elle sait qu’il faut compter avec le passé et ne modifier que par degrés l’organisme politique. En un mot la grande conséquence qui dérive de la physiologie des sociétés, c’est la supériorité de l’évolution sur les révolutions. Et quel est le principal moyen d’évolution progressive ? C’est encore le contrat ou la libre convention,

  1. M. Espinas, dans sa critique peu juste de Rousseau, nous semble commettre les mêmes confusions que Joseph de Maistre.