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avantages de la diffusion de la propriété entre les mains du plus grand nombre, et c’est parce que nous ne les croyons nullement inconciliables avec cette diffusion que nous avons pris contre leurs adversaires la défense de notre mode de propriété et de la liberté économique. Je ne fais même aucune difficulté de reconnaître que la propriété est la meilleure garantie, est le complément désirable de la liberté, mais je ne puis suivre le prince russe quand il part de ce principe pour s’élever avec nos communistes contre la servitude du salariat et le joug du capital.

Quant au mir et à la commune russe, je leur avais naguère consacré ici même une étude spéciale avant l’apparition du grand ouvrage du prince Vassiltchikof[1]. Avant lui, je m’étais attaché à en signaler les avantages aussi bien que les inconvéniens ; ennemi de tout esprit de système, je m’étais tenu à égale distance des détracteurs et des apologistes systématiques de la commune moscovite. Loin de prétendre la condamner sans appel, j’ai toujours déclaré qu’à mon sens les faits actuels ne permettaient pas de porter sur elle un jugement définitif, qu’avant de se prononcer pour le maintien ou l’abolition du mir, la Russie devait prolonger une expérience à mes yeux incomplète et inachevée.

Le point sur lequel je ne saurais être d’accord avec le prince Vassiltchikof, c’est qu’il regarde cette expérience comme faite et concluante ; c’est qu’à chaque page de son livre il nous représente la propriété collective comme un spécifique infaillible contre toutes les maladies sociales, comme un rempart assuré contre les luttes de classes et les agitations révolutionnaires ; c’est enfin qu’il n’a pas craint de nous montrer dans le mir du moujik le principe d’une civilisation neuve et originale, d’une civilisation slave, exempte de tous les germes morbides de nos vieilles civilisations latines ou germaniques.

Pour ma part, je l’avoue humblement, je ne crois à aucune institution humaine, slave ou autre, une telle efficacité, et quand je vois des Russes attribuer au mir moscovite de ces vertus miraculeuses, tout mon intérêt pour leur pays, toute mon estime pour leur personne ou leur talent ne sauraient me faire partager cette sorte de superstition nationale et de mysticisme économique.

Je ne voudrais pas faire une allusion désobligeante aux difficultés actuelles de la Russie ; mais en vérité le moment était-il bien choisi pour proclamer que toutes nos révolutions ou nos agitations politiques découlent de notre mode de propriété et que leur régime agraire doit mettre les Russes à l’abri des troubles et des commotions de l’Occident ?


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1876 et du 15 août 1877.