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comme un coup de pied sur la France, en disant : Que toutes les vanités sortent de terre ! — Cela est vrai, me répondit-il, mais c’est qu’il est très commode de gouverner les Français par la vanité. »

Revenons. Dans les premiers mois de mon séjour, soit à Saint-Cloud, soit à Paris, durant l’hiver, la vie me parut assez douce. Les journées se passaient d’une manière fort régulière. Le matin, vers huit heures, Bonaparte quittait le lit de sa femme pour se rendre dans son cabinet ; à Paris, il redescendait chez elle pour déjeuner ; à Saint-Cloud, il déjeunait seul, et souvent sur la terrasse qui se trouvait de plain-pied avec ce cabinet. Pendant ce déjeuner, il recevait des artistes, des comédiens. Il causait alors volontiers et avec assez de bonhomie. Ensuite il travaillait aux affaires publiques jusqu’à six heures. Mme Bonaparte demeurait chez elle, recevant durant toute la matinée un nombre infini de visites, des femmes surtout, soit celles dont les maris tenaient au gouvernement, soit celles qu’on appelait de l’ancien régime, qui ne voulaient point avoir, ou paraître avoir, de relations avec le premier consul, mais qui sollicitaient par sa femme des radiations ou des restitutions. Mme Bonaparte accueillait tout le monde avec une grâce charmante ; elle promettait tout et renvoyait chacun content. Les pétitions remises s’égaraient bien ensuite quelquefois, mais on lui en rapportait d’autres, et elle ne paraissait jamais se lasser d’écouter[1].

  1. Mon père, né en 1797, était bien jeune à l’époque que retracent ces Mémoires. Il avait pourtant un souvenir très précis d’une visite que sa mère lui fit faire au palais, et voici comment il l’a racontée : « Le dimanche on me conduisait quelquefois aux Tuileries, pour voir de la fenêtre des femmes de chambre la revue des troupes dans le Carrousel. Un grand dessin d’Isabey, qui a été gravé, fait connaître exactement ce que ce spectacle avait de plus curieux. Un jour, après la parade, ma mère vint me prendre (il me semble qu’elle avait accompagné Mme Bonaparte jusque dans la cour des Tuileries) et me fit monter un escalier rempli de militaires que je regardais de tous mes yeux. Un d’eux lui parla, il descendait ; il était en uniforme d’infanterie. Qui était-il ? demandai-je quand il eut passé. C’était Louis-Bonaparte. Puis je vis devant nous monter un jeune homme portant l’uniforme bien connu des guides. Celui-là, je n’avais pas besoin de demander son nom. Les enfans d’alors connaissaient les insignes des grades et des corps de l’armée, et qui ne savait qu’Eugène Beauharnais était colonel des guides) Enfin nous arrivâmes dans le salon de Mme Bonaparte. Il ne s’y trouvait d’abord qu’elle, une ou deux dames, et mon père avec son habit rouge brodé d’argent. On m’embrassa probablement, on dut me trouver grandi, puis on ne s’occupa plus de moi. Bientôt entra un officier de la garde des consuls. Il était de petite taille, maigre, et se tenait mal, du moins avec abandon. J’étais assez bien stylé sur l’étiquette pour trouver qu’il se remuait beaucoup, et qu’il agissait sans façon. Entre autres choses, je fus surpris de le voir s’asseoir sur le bras d’un fauteuil. De là il parla d’assez loin à ma mère. Nous étions en face de lui, je remarquai son visage amaigri, presque hâve, avec ses teintes jaunâtres et bistrées. Nous nous approchâmes de lui pendant qu’il parlait. Quand je fus à sa portée, il fut question de moi ; il me prit par les deux oreilles et me les tira assez rudement. Il me fît mal, et ailleurs qu’en un palais j’aurais crié. Puis se tournant vers mon père : « Apprend-il les mathématiques ? » lui dit-il. On m’emmena bientôt. — Quel est donc ce militaire ? demandai-je à ma mère. — Mais c’est le premier consul ! » Tels sont les débuts de mon père dans la vie de courtisan. Il n’a d’ailleurs vu l’empereur qu’une autre fois, dans des circonstances analogues, étant aussi tout enfant. (P. R.)