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de la grande individualité germanique, que le rattacher à la grande conscience collective de la race, qui se personnifie dans l’empereur d’Allemagne. Est-ce là de la science sérieuse ou de la fantaisie politico-métaphysique ? Qui empêchera les socialistes allemands, à leur tour, de s’appuyer sur les mêmes théories ou les mêmes métaphores pour prétendre que la société entière doit former une seule et même conscience sociale et qu’il faut supprimer les obstacles à la fusion des consciences, à commencer par l’empereur d’Allemagne ?

Qu’ils soient de génération ou d’agrégation, les états n’en offrent pas moins des volontés distinctes, unies par des liens non-seulement naturels, mais encore et surtout conventionnels ou contractuels. La solidarité des centres différens de conscience, dans les états humains ou dans les peuplades d’animaux, peut être très étroite et même indissoluble ; elle n’entraîne pas pour cela une conscience unique ou une complète fusion des consciences. Encore une fois, ce qui constitue essentiellement une société proprement dite, c’est d’être composée de sujets sentans, pensans et actifs, de sujets ayant un moi plus ou moins conscient et réfléchi. Dès lors la conscience sociale ne peut exister comme sujet se pensant lui-même, puisque son caractère de généralité est incompatible avec le caractère individuel de toute conscience ayant un moi. Où donc la conscience d’une société, par exemple de la France, pourrait-elle exister comme sujet se pensant lui-même ? — À cette question deux réponses seulement sont possibles. La première, c’est que la conscience sociale, soit chez les animaux, soit chez les hommes, existe dans ce qu’on pourrait appeler la tête de la société, dans les chefs où elle se personnifie ; la seconde, c’est qu’elle est immanente à tous les individus de la société. M. Jæger, dans son Manuel de zoologie, distingue en effet les sociétés céphalées ou ayant une tête (c’est-à-dire un chef), et les sociétés acéphales. Inutile d’ajouter qu’en bon zoologiste il préfère les premières, et c’est une des raisons pour lesquelles la monarchie lui semble le chef-d’œuvre de la « biologie » humaine.

Examinons d’abord cette première hypothèse de la conscience céphalée. Pour commencer par les animaux, la conscience collective d’une peuplade de singes existe, selon M. Espinas comme selon M. Jæger, dans « le vieux mâle » auquel tous les autres sont subordonnés et qui personnifie pour eux la peuplade entière. M. Espinas invoque à l’appui tous les faits de subordination et de dévoûment relatés dans notre précédente étude. A vrai dire, que prouvent ces faits ? Ils font voir simplement que la conscience de la solidarité est très développée chez les singes et encore plus chez le vieux singe qui sert de chef. Mais en même temps la conscience individuelle est déjà très distincte chez ces animaux : le moi et le nous sont également