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monarchique, soit démocratique ? Non, nous ne comprenons même pas, à vrai dire, ce que serait une telle unité, pas plus que nous ne pouvons saisir « l’un absolu » de Parménide, et nous ne voyons pas ce qu’on gagnerait à supprimer la variété des êtres au profit du grand Être d’Auguste Comte. L’idéal social le plus compréhensif est évidemment celui qui concilierait à la fois la plus grande individualité de chaque membre et la plus grande solidarité de tous les membres. Un et tout, voilà la formule du monde ; un et tous, voilà la vraie formule de la société. D’ailleurs que pourrait penser la « conscience de l’Humanité » dont on nous parle, si elle ne pensait pas les hommes unis en elle, si on y avait fait préalablement le vide et si tout objet lui avait été retiré ? Elle ressemblerait à un moi sans cerveau destiné à se contempler lui-même et à se nourrir de lui-même, mais qui n’aurait rien à contempler, et se consumerait dans son isolement. S’il faut une pluralité et une variété de cellules à la conscience individuelle, il faut une pluralité et une variété d’hommes et de consciences à la conscience universelle, telle que la rêvent nos métaphysiciens politiques.

L’idéal d’unité et de variété que nous venons de tracer, les faits eux-mêmes le confirment, et l’évolution sociale en prouve la valeur en s’y conformant. D’une part, en effet, l’histoire du développement humain nous montre une tendance croissante des consciences à s’unir dans les mêmes pensées, dans les mêmes sentimens, dans les mêmes désirs. Nous voyons entre les consciences non pas une harmonie préétablie, mais une harmonie qui s’établit après coup par le seul effet de leurs réactions mutuelles. Leibniz faisait remarquer que des balanciers suspendus au même support et dont les battemens sont d’abord inégaux finissent par se mettre d’accord grâce aux vibrations sympathiques du support commun ; c’est la vraie image de la société humaine et peut-être du monde entier. Déjà la science est une : il n’y a point une géométrie anglaise et une géométrie française, une physique européenne et une physique américaine. La morale, partie de la plus confuse discordance, tend à l’accord sur les points les plus essentiels. La législation suit la morale, la politique suit la législation. Les arts, l’industrie, le commerce vont à l’uniformité. Par cela même que s’établit l’égalité des droits, on verra progressivement s’établir une certaine égalité des conditions.. De tout ce mouvement vers un but commun faut-il conclure que l’individu devra à la fin s’absorber dans l’état, l’homme dans l’humanité, la conscience personnelle dans une conscience collective ? Faut-il en déduire ces systèmes politiques d’aristocratie et de monarchie où le grand nombre sert à faire éclore quelques cerveaux supérieurs qui finiront par s’assujettir le reste de l’humanité, où