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développe, mais d’un calcul dont il ne m’appartient pas de déterminer la justesse, et qui doit le rendre bien circonspect pour l’avenir. »

Mme Bonaparte apprécia ce conseil. Elle le reporta à son époux, qui se trouva très disposé a l’entendre, et qui répondit par ces deux mots : C’est juste. En la rejoignant avant le dîner, je la trouvât dans la galerie avec sa fille, et M. de Caulaincourt, qui venait d’arriver Il avait surveillé l’arrestation du prince, mais ne l’accompagna point. Je reculai dès que je l’aperçus. « Et vous aussi, me dit-il tout haut, vous allez me détester, et pourtant je ne suis que malheureux, mais je le suis beaucoup ; pour prix de mon dévoûment le consul vient de me déshonorer. J’ai été indignement trompé, me voilà ainsi perdu. » Il pleurait en parlant et me fit pitié.

Mme Bonaparte m’a assuré qu’il avait parlé du même ton au premier consul, et je l’ai vu longtemps conserver un visage sévère et irrité devant lui. Le premier consul lui faisait des avances, il les repoussait. Il lui étalait ses desseins, son système, le trouvait raide et glacé ; de brillans dédommagent lui furent offerts, et furent d’abord repoussés. Peut-être eussent-ils dû l’être toujours.

Cependant l’opinion publique se dressa contre M. de Caulaincourt ; chez certaines gens, elle ménageait le maître pour écraser l’aide de camp. Cette inégalité de démonstrations l’irrita ; il eût baissés la tête devant un blâme indépendant qui devait être au moins partagé. Mais quand il vit qu’on était déterminé à épuiser les affronts sur lui, pour acquérir encore le droit de caresser le vrai coupable il conçut un souverain mépris des hommes et consentit à les obliger au silence en se plaçant aussi à un degré de puissance qui pouvait leur imposer. Son ambition et Bonaparte justifièrent cette disposition. « Ne soyez point insensé, lui disait ce dernier. Si vous pliez devant les coups dont on veut vous frapper, vous serez assommé ; on ne vous saura nul gré de votre tardive opposition à mes volontés, et on vous blâmera d’autant plus qu’on n’aura point à vous craindre. » A force de revenir sur de pareils raisonnemens, et en n’épargnant aucun moyen de consoler, caresser et séduire lui M. de Caulaincourt, Bonaparte parvint à calmer le ressentiment très réel qu’il éprouvait, et peu à peu l’éleva près de lui à de très grandes dignités. On peut blâmer plus ou moins la faiblesse qu’eut M. de Caulaincourt de pardonner la tache ineffaçable que le premier consul grava sur son front ; mais on lui doit cette justice qu’il ne fut jamais près de lui ni aveugle, ni bas courtisan, et qu’il demeura dans le petit nombre de ses serviteurs qui ne négligèrent point l’occasion de lui dire la vérité.

Avant de dîner Mme Bonaparte et sa fille m’exhortèrent fort à garder la meilleure contenance que je pourrais. La première me dit