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déterminer à ne pas revenir dîner avec elle lorsqu’il le lui avait promis. Aussi la perte de sa mère, qui mourut en 1852, fut-elle vivement sentie par Mérimée, et à ceux qui mettent volontiers en doute sa sensibilité, j’opposerai cette lettre écrite par lui dix-huit ans après à M. Emile Augier, qu’un malheur pareil venait de frapper.

« Mon cher ami, je reçois un billet qui m’annonce la perte que vous venez de faire. Il n’y en a pas de plus grande. J’ai passé par cette cruelle épreuve et j’y pense encore sans cesse. Je vous souhaite du courage et de la résignation. Travaillez si vous pouvez ; voyagez si vous ne pouvez travailler. Je vous serre la main et vous plains de toute mon âme. »

Puisque nous n’avons pas trouvé dans les particularités de son éducation et de son enfance l’explication de cette transformation qui se serait opérée dans la nature de Mérimée, cherchons-la dans les aventures de sa jeunesse. Ce serait faire tout à fait fausse route que de demander cette explication à l’attrait passager que lui avait inspiré une femme de lettres célèbre. Cette femme n’a pas porté dans la vie de Mérimée le trouble profond qu’elle a jeté dans celle d’un grand poète, et les circonstances de leur brouille sont à la fois moins dramatiques et plus piquantes. Voici le récit de cette brouille, écrit en quelque sorte sous la dictée de Mérimée par une personne qui a bien voulu me le communiquer. « Un matin qu’il venait chercher George Sand pour sortir avec elle, il était resté seul dans sa chambre tandis qu’elle s’habillait dans un cabinet à côté. Il y avait là une table couverte de papiers. Un grand cahier était le manuscrit de Lélia ; d’autres plus petits étaient divers écrits ayant leurs titres sur la première feuille. Il prenait les papiers et les lisait à haute voix, tout en faisant ses réflexions. Sur un des cahiers était écrit : Marie Dorval. Il commençait ainsi : « La première fois que je la vis, Marie Dorval avait un chapeau blanc avec une plume blanche, et… » Il interrompit sa lecture pour dire à George Sand : « Comment, madame, pouvez-vous avoir aucune intimité avec Mme Dorval ? » Du fond de son cabinet et tout en s’habillant, George Sand défendait avec vivacité son amie du moment. Sous ce manuscrit, il s’en trouvait un autre. Il le prend et commence à lire à haute voix : « P. M. a cinq pieds cinq pouces. » George Sand n’a pas plus tôt entendu ces mots qu’elle se précipite de son cabinet, à demi vêtue, et, malgré ses efforts, lui arrache des mains ce papier dont il n’avait pu lire que quelques lignes, vraies peut-être, disait-il, mais peu flatteuses pour lui. Il avoue qu’il regrette vivement d’avoir été honnête homme et de n’avoir pas emporté, pour le brûler, ce manuscrit fait sur lui. » Ce n’est pas seulement l’amertume de cette brouille, c’est un ressentiment de vanité assez peu avouable qui faisait tenir à Mérimée un langage de mauvais goût sur le compte