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interprétations plus ou moins malveillantes qu’on donnait à sa parole ou à ses écrits, mais encore il trouvait un malin plaisir, de vanité je pense, à passer aux yeux des gens pour un monstre d’immoralité. » Changez les noms ; est-ce que vous ne croyez pas lire un portrait de Mérimée, et des plus ressemblans ?

La notice dont j’ai tiré ces lignes est connue de tout le monde, car elle figure à la fois en tête de la correspondance de Stendhal, publiée en 1865, et dans la collection des articles de Mérimée. Mais ce que peu de personnes savent, c’est qu’il existe de cette notice plusieurs tirages à part publiés tout à fait mystérieusement et avec un caractère bien différent. Mérimée avait donné en effet à cette petite brochure l’apparence d’un manifeste écrit au nom des amis libres penseurs de Beyle[1]. La première page de l’un de ces tirages portait les singulières mentions que je copie ici textuellement : « H. B., par l’un des quarante de l’Académie française, avec un frontispice stupéfiant (ici un petit croquis obscène), dessiné et gravé par S.-P.-Q.-R. Eleutheropolis, l’an MDCCCLXIV de l’imposture du Nazaréen. Ἐκ τῆς τυπογραπφίας τῶν τοῦ Ἰουλιάνου τοῦ ἀποστάτου φίλων (de la typographie des amis de Julien l’Apostat). » Ce titre singulier donné une idée de l’esprit qui avait inspiré Mérimée écrivant cette notice. Elle ne diffère cependant de celle qui est connue que par une part plus large faite aux grosses impiétés que Beyle se plaisait à débiter. Elles sont trop fortes pour que je veuille les rapporter ici, et je me bornerai à citer cette triste boutade qu’inspirait parfois à Beyle le spectacle des choses humaines : « Ce qui excuse Dieu, disait-il, c’est qu’il n’existe pas. » Dans cette notice, Mérimée développe aussi plus à l’aise quelques-uns des axiomes dont Beyle, grand doctrinaire comme on sait en matière d’amour, faisait profession dans cette science. Beyle tenait que vis-à-vis des femmes la plus extrême témérité était non-seulement un bon calcul, mais un devoir et même un égard. Il s’appuyait sur l’autorité de deux vers de Gresset :

… C’est d’abord ce que vous lui devez ;
Vous la respecterez après, si vous pouvez.


Mérimée, dans la notice rendue publique, se contente d’exposer sur ce point les théories de Beyle ; dans la petite brochure dont je parle, il paraît les prendre à son compte : « Un soir, à Rome, Beyle me conta que la comtesse C… venait de lui dire voi au lieu de lei, et il me demanda si à la première occasion il ne devait pas lui faire violence. Je l’y engageai fort, » ajoute Mérimée.

  1. Dans une intéressante étude bibliographique sur les œuvres de Mérimée, M. Maurice Tournoux a raconté l’histoire de cette publication mystérieuse. L’exemplaire que j’ai eu entre les mains aurait été imprimé en Belgique par M. Poulot-Malassis, peut-être sans la participation de Mérimée.