Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 34.djvu/818

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de la canalisation, et avant d’être aussi au courant qu’eux du service du Nil, nous aurions besoin de longs mois d’études et d’expériences. M. de Blignières avait donc parfaitement raison de laisser aux Égyptiens des fonctions qu’ils étaient plus en mesure que nous de remplir. La popularité que cette conduite lui a value parmi les indigènes, durant les premiers mois du ministère européen, en prouvait l’habileté et la prudence. Peut-être le secret dessein de critiquer le ministre anglais en faisant l’éloge du ministre français entrait-il pour quelque chose dans cette popularité ; mais il est certain qu’elle était vive, unanime, éclatante, et que l’influence de la France en profitait. Personne ne s’avisait de remarquer que, si M. de Blignières avait employé uniquement des Turcs et des Arabes, c’est qu’il avait trouvé parmi eux des ingénieurs capables de remplir leur mission, tandis que, si M. Wilson s’était servi de bien peu de Turcs et d’Arabes, c’était peut-être parce qu’il n’avait trouvé parmi eux aucun financier réellement intelligent ou réellement honnête.

Quoi qu’il en soit, avant même d’avoir agi et par sa composition seule, le ministère européen voyait se soulever contre lui : — 1° le khédive dépouillé de son pouvoir et, ce qui lui était plus sensible encore, d’une grande partie de ses propriétés ; 2° les familiers du palais et la classe turque dominante, chassés de presque tous les emplois et menacés de réformes qui blessaient vivement leurs intérêts, égoïstes ; 3° une fraction notable des colonies européennes, désespérée qu’on clarifiât l’eau trouble où elle avait l’habitude de pêcher, et tous les défenseurs des privilèges que les capitulations assurent aux étrangers, mais qui ne sauraient subsister longtemps avec une administration régulière et libérale ; 4° les consuls, passant du premier au second rang ; 5° la cour d’appel d’Alexandrie, désolée de ne pouvoir jouer le rôle des parlemens de l’ancien régime en face d’une monarchie absolue. — Il était évident que tous ces intérêts menacés, que toutes ces puissances détruites ou affaiblies allaient se coaliser contre le nouveau système. Celui-ci pouvait-il résister à une force pareille ? Oui certainement ; mais à la condition d’être soutenu avec énergie et constance par les deux gouvernemens qui l’avaient fondé. Si la France et l’Angleterre connaissaient leur pouvoir en Égypte, elles sauraient que rien n’y peut résister à leur union ; qu’une démonstration morale de leur part y brise sans peine tous les obstacles. Mais, la France et l’Angleterre ayant douté quelque temps d’elles-mêmes, le ministère européen s’est trouvé en présence d’une armée d’ennemis contre laquelle il lui était impossible de remporter la victoire, et il n’a point tardé à succomber, victime de l’abandon de ceux qui pouvaient seuls le sauver.


GABRIEL CHARMES.