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évidemment mêlée d’élémens disparates, et tout le monde n’y jouait pas le même jeu. Joignant le geste à la parole, un officier essaie de saisir le khédive au bras; celui-ci, effrayé, donne l’ordre à sa garde de refouler les émeutiers la baïonnette en avant. Aussitôt ces derniers tirent leur sabre ; un coup de feu retentit, sans qu’on sache, comme toujours, de quel côté il est parti ; la troupe tire, mais en l’air. Quelques personnes sont blessées, personne n’est tué ; enfin les ministres sortent, la foule se retire, le khédive remonte dans sa voiture, et tout est fini. Pour la première fois le Caire venait d’avoir une émeute en règle, comme celles de Paris. Décidément, l’Egypte était bien, suivant le mot du khédive, « la première puissance européenne de l’Orient! »

Chose étrange ! les autres puissances européennes se sont trouvées peu flattées d’être aussi fidèlement copiées par l’Egypte, et lorsque la nouvelle des événemens du Caire leur est parvenue, elles n’ont pas cru un instant qu’ils eussent été spontanés. En vertu du principe is fecit cui prodest, elles en ont fait sans hésiter remonter au khédive l’entière responsabilité; elles ont vu sous la prétendue insurrection des officiers une simple intrigue contre le régime réformateur inauguré par le ministère anglo-français. Les témoins oculaires ont éprouvé la même impression, mais avec plus de vivacité encore. Le soir même de cette insurrection, le khédive ne pouvait cacher sa joie aux nombreuses personnes qui accouraient pour le féliciter; l’enthousiasme de ses familiers était plus éclatant encore; tous regardaient ce qui venait de se passer comme le signal de la ruine du ministère européen, comme le prélude du retour à l’ancien régime. Le khédive triomphait surtout de ce que les consuls étaient venus le chercher; c’était à ses yeux comme s’ils étaient venus lui rendre le pouvoir. A partir de ce moment en effet, le consul général anglais, prenant la responsabilité de modifier la politique de son gouvernement, a fait cause commune avec les adversaires du régime européen. Soit crainte réelle, soit complaisance malheureuse envers des amis dangereux, soit inimitié déplorable pour le ministre anglais et Nubar-Pacha, il s’est rendu le lendemain de l’émeute au palais d’Abdin, escorté de son collègue français qui n’avait d’autre volonté que la sienne, afin de demander officiellement au khédive s’il n’y avait rien à craindre pour la sécurité des étrangers. Il était impossible de tenter une démarche plus maladroite ni de mieux tomber dans le piège que recouvrait la manifestation des officiers. A la question qu’on lui posait, le khédive ne devait faire que son éternelle réplique : « Adressez-vous à mes ministres! puisque ce sont eux qui gouvernent, ce sont eux qui répondent de la sécurité publique. Si vous voulez que j’en réponde moi-même, restituez-moi le gouvernement. »