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Aucun esprit sérieux ne se trompait sur la nature de l’émeute qui venait de se produire. Tout le monde savait que c’était par la volonté du khédive que les officiers avaient été réunis au Caire ; tout le monde savait également que, lorsqu’ils s’étaient rendus à Abdin pour expliquer au khédive leur triste situation, celui-ci leur avait dit à eux aussi : « Adressez-vous aux ministres ! » conseil qui, d’après les mœurs orientales, équivalait à une provocation. A part quelques Circassiens, réellement dangereux, aucun officier n’eût été capable de l’initiative, non-seulement d’une révolte, mais même d’une simple réclamation adressée au gouvernement. Le mal dont ils avaient à se plaindre n’était pas nouveau, à beaucoup près, puisqu’il durait depuis vingt mois. L’année précédente une grande commission internationale d’enquête, composée d’hommes connus de toute l’Egypte et environnés d’un prestige presque inouï pour l’Egypte, avait, durant des mois entiers, solennellement, publiquement, instamment invité tous ceux qui avaient à se plaindre d’une mesure administrative quelconque à venir lui faire connaître leurs doléances. Un seul officier avait-il répondu à cet appel? Non ! Il ne s’était trouvé dans tout le pays que deux femmes assez courageuses pour porter une pétition à la commission d’enquête, et le poste qui gardait la commission, stupéfait d’une telle audace, les avait immédiatement arrêtées et jetées en prison. El c’est dans une nation ayant de telles mœurs, capable de tels actes, soumise depuis des siècles à une telle tyrannie, que le consul général anglais croyait à la possibilité d’un 31 octobre spontané! Et il y croyait précisément à l’heure même où non seulement les personnes qui habitaient l’Egypte, mais toute l’Europe, s’étonnaient de la grossièreté d’une ruse trop facile à découvrir ! Le consul général anglais était, pour son compte, frappé de cécité. Il citait avec confiance les propos du cheik-el-bekri menaçant de soulever contre les Anglais « les quatre cent mille hommes affiliés aux sectes religieuses. « Il recommandait sans cesse aux Européens de prendre des précautions, il les invitait à ne pas aller assister aux fêtes du retour du tapis et du Dossch. Or, tandis qu’il se préoccupait ainsi d’un danger imaginaire, tandis que tous les familiers du palais annonçaient sans cesse un massacre général des chrétiens, tandis que les prédications les plus incendiaires retentissaient soi-disant dans les mosquées, les derviches accomplissaient, au milieu d’un concours immense de population, leurs pieux exercices; le tapis de la Mecque, suivi d’un santon qui se balançait tout nu sur un superbe chameau, traversait pompeusement les rues du Caire ; durant deux semaines, les congrégations religieuses faisaient chaque nuit d’immenses processions et se livraient aux bruyans exercices d’une dévotion que la catalepsie seule peut arrêter; enfin le cheik-el-bekri