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que la commission d’enquête proposait de supprimer; le coup atteignit donc non-seulement les créanciers anglais, mais les riches propriétaires égyptiens. Déchirant pour la première fois tous les voiles, le khédive signifia avec violence à M. Wilson que l’Egypte ne se laisserait jamais déclarer « en déconfiture, » qu’elle pouvait et voulait payer ses dettes, qu’elle repoussait les projets de la commission d’enquête, et que la chambre des notables, qui continuait à siéger en secret, avait signé une énergique protestation contre la conduite des ministres. L’histoire de cette protestation est significative. Rédigée par un secrétaire de la chambre, elle fut soumise aux notables le jour même de la dissolution. Elle était conçue dans les termes les plus vifs; elle se terminait même ainsi : « Nous n’avons plus d’appui qu’en le vice-roi. Aussi nos biens, nos familles, notre honneur, nos vies même, nous mettons tout sous ses pieds. » Si résignés au despotisme que fussent les notables, ces dernières paroles leur parurent un peu fortes. « Elles ne sont pas de moi, leur dit le rédacteur de la protestation; j’ai tenu la plume, mais c’est le khédive lui-même qui m’a dicté tout ce que j’ai écrit. » Néanmoins le khédive, invoquant cette pièce comme une preuve éclatante du sentiment national, n’hésita pas à dire à ses ministres qu’il ne pouvait plus résister à la voix de son peuple. Sur l’observation que sa conduite risquait d’avoir pour lui de graves conséquences, le khédive répondit avec colère : « Soit! mais si je dois succomber, je succomberai avec honneur! » Chose curieuse ! ce que le khédive appelait honneur n’était qu’un simple mot. Il ne disait pas la vérité lorsqu’il soutenait que l’Egypte pouvait et voulait payer ses dettes, puisque le plan national imposait aux créanciers des sacrifices plus complets et plus durables que le plan de la commission d’enquête. Seulement le second reconnaissait la « déconfiture » de l’Egypte et le premier la niait avec éclat avant d’en consacrer la réalité. Ce terme de déconfiture, nouveau sans doute pour ses oreilles, produisait sur le khédive la plus agaçante impression. Il était habitué à faillite, à banqueroute, à banqueroute frauduleuse; mais déconfiture lui paraissait insupportable. Il répétait sans cesse à toutes les personnes qu’il rencontrait : « Dites donc autour de vous, écrivez en Europe que les ministres européens ont eu le front de déclarer l’Egypte en déconfiture, afin de déshonorer pour toujours le pays et son souverain ! »

L’audace absolument extraordinaire avec laquelle Ismaïl-Pacha, après quelques jours d’hésitation, a renvoyé cavalièrement ses ministres européens a été pour toutes les personnes qui le connaissaient le sujet du plus vif étonnement. Une mesure aussi brutale modifiait de fond en comble le régime réformateur que la commission