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ou ses dessins. On reconnaît bien vite dans son musée ces produits bâtards. Faut-il lui faire un crime de ce sans-façon, qui n’était pas une supercherie? Son atelier était toujours ouvert, et les nombreux Allemands ou Danois qui venaient à Rome ne manquaient pas de le visiter. Le maître d’ailleurs pouvait se dire que ces choses ne se passaient pas autrement au XVIe siècle, et que Raphaël, André del Sarto et d’autres encore ont bravement fait peindre par leurs élèves, aux yeux de leurs contemporains, une bonne part des fresques ou des tableaux qui portent leur nom.

Et véritablement, pendant vingt années, Bertel Thorvaldsen mena la vie des grands artistes de la Renaissance dans cette Rome des papes, redevenue pour un temps la paisible et charmante capitale des beaux-arts, l’asile de l’étude, le rendez-vous préféré de tout ce qui était grand ou illustre en Europe. Il conduisait de front les plus vastes travaux, entouré dans son atelier d’un cortège d’élèves de toutes nations[1] qui donnaient avec joie leur travail à ses œuvres. Le soir on le rencontrait dans les salons des princes romains ou des grands personnages étrangers, avec ses amis Horace Vernet et Mendelssohn. Pour avoir une idée de la popularité dont il jouissait parmi les artistes, on n’a qu’à se souvenir de ce banquet donné à Horace Vernet, au moment où il quitta Rome, par tous les artistes, romains ou étrangers. Au moment du toast, Thorvaldsen voulut mettre sur la tête de son ami une couronne de laurier, mais celui-ci l’arrêta, et, plaçant la couronne sur le front du statuaire, s’écria: « La voilà à sa place! » et toute la salle d’éclater en applaudissemens. Peu de sculpteurs ont étudié à Rome de 1817 à 1840 sans éprouver plus ou moins l’influence de Thorvaldsen. Sur les Allemands elle fut très efficace, elle l’eût été bien davantage sans l’indiscipline et l’emphase incorrigibles de l’esprit germanique. Des artistes français, j’en parlerai plus loin. Après la mort de Canova en 1822, la célébrité du Danois resta sans rivale en Europe, et sa situation dans Rome dépassa tout ce qu’un étranger aurait pu rêver. Protestant, il voyait le pape Léon XII insister pour qu’on le nommât président de l’académie de Saint-Luc, et recevait du cardinal Consalvi la mission d’élever le tombeau de Pie VII dans la basilique de Saint-Pierre.

Un jour, à Copenhague, j’exprimais mon étonnement de ce que les Danois, si actifs, si commerçans et si bons marins, se répandaient pourtant fort peu au dehors et n’avaient jamais créé de colonies : « Les Danois, me répondit-on, quittent assez facilement leur pays, mais ils y reviennent toujours.» Ces insulaires s’attachent à leurs

  1. Plusieurs sont devenus des statuaires très distingués, Tenerani, Bienaimé, Wolff, Bissen, et d’autres encore.