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dans une admirable harmonie pour rendre le sujet et il ne manque à ce bel ouvrage qu’une tête plus petite, plus élégante, plus expressive peut-être pour rivaliser avec les chefs-d’œuvre de la Grèce[1].

Mais, dira-t-on, dans tout cela où est la part du sentiment ? Patience : c’était déjà beaucoup de créer un idéal de corps humain tel que la statuaire moderne n’en avait pas encore trouvé. D’ailleurs notre patient artiste ne procédait que par étapes et ne prenait pas toujours le chemin le plus direct. Ainsi, après l’Adonis, devenu assez riche ou du moins assez libre pour se passer de commandes, il abandonne l’école de Praxitèle qui l’avait si bien inspiré. Séduit par les sujets grandioses, par les formes viriles et accentuées, il entreprenl pour son propre compte un groupe colossal de Mars avec l’Amour. Du type de Mars, tel que les Grecs ont pu le créer, il n’avait à Rome aucune copie<ref> La belle statue assise de la villa Ludovisi, qu’on appelle Mars, est très probablement un Achille rêvant au bord de la mer, tel que nous le montre le premier chant de l’Iliade. </<ref>, mais son idée n’en était pas pour cela plus heureuse, car le dieu de la guerre ne peut offrir un caractère physique sensiblement différent de celui des athlètes ou des Hercules dont on tant de copies variées, et sa légende ne fournit aucun motif intéressant. Pour en trouver un, Thorvaldsen a imaginé de le grouper avec l’Amour, en s’inspirant d’une des plus jolies odes d’Anacréon. Mars arrive dans l’atelier de Vulcain au moment où celui-ci forge les flèches de l’Amour, que Vénus trempe dans du miel, et le guerrier s’en moque. Éros alors, lui mettant une de ces flèches dans la main : « Vois, dit-il, comme elle est pesante. — En effet, dit Mars, reprends-la. » Mais l’Amour en souriant : « Tu la tiens, garde-la! » Quelques années plus tard, l’artiste, bien inspiré cette fois, a traduit la scène tout entière dans un bas-relief et en a fait un chef-d’œuvre. Mais c’était une erreur que de traiter un sujet de genre par un groupe de deux mètres et demi de haut. Aussi l’œuvre resta dans l’atelier ; personne n’eut envie de ce superbe athlète, malgré la science et la richesse de son modelé, et l’on ne demanda que le joli petit Amour, son compagnon.

Thorvaldsen renonça alors aux figures de force, qui l’attiraient par la fierté des lignes, par la majesté du style, et il n’y revint que trente ans plus tard, après toutes ses œuvres historiques ou religieuses ; il y revint, entraîné pour ainsi dire par son paganisme,

  1. Le Louvre possède un Adonis au retour de la chasse, de Niccolas Coustou. En le comparant à celui de Thorvaldsen, on saisit à la fois les deux extrémités d’un art, la vérité et la convention, le naturel absolu et le factice porté au suprême degré. Ce beau jeune homme de Coustou, si fièrement et si noblement posé, n’a qu’un tort, c’est de ne pas être habillé on mousquetaire.